Pédophilie et Eglise : le chemin de « la Croix »
Comment rendre compte des scandales qui éclaboussent le clergé quand on est un quotidien catholique ? C’est le défi lancé à la rédaction du titre fondé en 1883 par les assomptionnistes
Ce 20 décembre, une vaste a aire de pédophilie – une de plus ! – surgit dans l’actualité : 700 prêtres de l’Illinois incriminés. Mais ce matin-là, à la conférence de rédaction de « la Croix », on sent le besoin de faire une trêve, l’envie de profiter du déjeuner de Noël organisé par le comité d’entreprise. Toute l’année, les révélations ont déferlé comme jamais : d’Allemagne, d’Australie, de Pennsylvanie, des prêtres se sont suicidés, des évêques chiliens ont démissionné en bloc… 2019 s’ouvrira avec le procès du cardinal Barbarin, accusé de s’être tu alors qu’il était informé d’agressions sexuelles sur mineurs. Alors, pour l’Illinois, le quotidien s’en tiendra à une brève, di érant un traitement plus long. Ne rien cacher mais ne pas contribuer à fragiliser une Eglise qui se dit « défigurée », être irréprochable journalistiquement sans perdre en route
ses abonnés : comment le quotidien catholique fait-il la vérité sur les e royables secrets de sa propre famille ?
« Le service religion est à “la Croix” ce que le service foot est à “l’Equipe”, sourit celui qui le dirige, Bruno Bouvet. Ce qu’on y écrit est très scruté. » Bien au-delà des cercles concernés car le journal se vit comme un pont entre l’Eglise et la société. Plus personne ne songerait à s’indigner de son exhaustivité sur le dossier de la pédophilie. Il n’en fut pas toujours ainsi. Le père Michel Kubler, ancien rédacteur en chef religieux, n’a pas oublié le tout premier article sur deux prêtres belges, dans les années 1990. « Presse de caniveau », « Le linge sale se lave en famille », « Vous cherchez à faire du fric », avaient alors tonné des lecteurs. Le deuxième coup de chau e date de la condamnation, en 2001, de l’évêque de Bayeux, Mgr Pican, coupable de n’avoir pas dénoncé les agissements criminels d’un prêtre malgré les alertes d’une mère de famille. « A sa place, dit alors Kubler, je me poserais la question de ma démission. » « Ecrivez-le, Michel ! », l’exhorte le directeur. « Michel » l’écrit. Les courriers désapprobateurs a uent. Quant à l’épiscopat… « “Pas vous ! Pas là ! Pas toi !”, me lancera l’un de ses responsables, raconte l’intéressé. Le mot “démission”, en première page de “la Croix”, dans un édito signé par un prêtre, c’était triplement insupportable. A l’Assemblée des évêques à Lourdes, peu après, personne ne m’adressait la parole, certains changeaient même de trottoir. »
Pourtant – le cas est quasi unique –, « la Croix » n’est le quotidien ni o ciel ni o cieux de l’Eglise de France. Il appartient (comme l’ensemble du groupe Bayard) à la congrégation des assomptionnistes. « On ne coûte rien aux cathos de France », précise le directeur, Guillaume Goubert. Ce qui n’empêche pas des discussions « sévères » avec l’épiscopat : « On ne place pas les limites au même endroit, au même moment. Qu’on s’approche plus près de la ligne de fracture qu’une institution, c’est normal et même salubre. » Les assomptionnistes sont représentés par l’un des leurs, le rédacteur en chef religieux Dominique Greiner, un chercheur, qui n’entend pas être cantonné à ce seul domaine : « Ce n’est pas moi le chef et c’est très bien ainsi. Il n’y a pas de sujet tabou. Sur la pédophilie, je dis “Soyez professionnels et restez dans l’information”. »
Il faut croire que ces paroles de Jésus, « la vérité vous rendra libres », citées par saint Jean et chères à Guillaume Goubert, ont infusé. Car les abonnés, eux aussi, ont évolué. Pour « ressentir » son lectorat, le journal dispose, dit-il, d’un « “palpeur” extraordinaire » : son courrier. Presque 15 000 lettres et mails reçus en 2018 ! Trois personnes s’y consacrent, les trient et, surtout, y répondent. Guillaume Goubert et Dominique Greiner ne délèguent à personne le soin de choisir les quatre ou cinq publiés chaque jour dans la demi-page dédiée. Et les réactions au sujet de la pédophilie n’ont rien à voir avec le tollé soulevé par le « mariage pour tous ». Trois émotions se dégagent : l’irritation (« Vous en parlez trop ! »), la douleur (« On n’en peut plus, cela nous fait trop sou rir ») ou – plus troublant – le soupçon (« On dirait que vous aimez ça »). La di usion frôle les 90 000 exemplaires (– 4,8% en six ans), les abonnés ne fuient pas même s’ils trouvent pesant l’e et d’accumulation depuis septembre. Comme ce prêtre, installé dans l’est de la France : « “La Croix” devient le Journal o ciel de la pédophilie dans l’Eglise. »
Pour ce titre qui, culturellement, s’efforce de déceler et de mettre le positif en exergue, cette actualité plombante est une mise à l’épreuve. Elle percute les convictions intimes de ceux qui, parmi les journalistes, sont croyants, notamment au service religion, où l’on n’atterrit pas par hasard bien qu’aucun certificat de baptême ne soit requis. « Des jeunes arrivent avec enthousiasme et découvrent les failles, les faiblesses de l’institution, alors oui, c’est douloureux, dit Bruno Bouvet. On est là pour traiter de l’actualité de l’Eglise, heureuse et… malheureuse. Celle-ci, comme les autres. A charge et à décharge. »
Avec quelques règles non écrites, tout de même. « On est bons pour traiter des a aires émergentes, moins bien outillés pour les révélations », concède Guillaume Goubert. « Plus généralement, abonde Dominique Greiner, le journalisme d’investigation, les “coups”, soulever les tapis sales, ce n’est pas pour nous. » Ainsi, le titre s’interdit de divulguer – le premier – le nom d’un accusé. Il connaît, par ses connexions, les tenants et les aboutissants du dossier George Pell, ce cardinal australien, ex-conseiller du pape, inculpé pour agressions sexuelles. Mais respecte l’interdiction faite aux médias, par le tribunal de Melbourne, d’en parler. Surtout, insiste le directeur de la rédaction, « on veille à ne pas faire de dégâts inutiles ». « A l’extérieur, raconte Céline Hoyeau, adjointe au chef du service religion, personne n’imagine le temps que prend, sur ces sujets, le choix d’un mot, de la formule la plus juste possible. Nous faisons relire leurs propos aux victimes. On a un souci de délicatesse, du respect de la dignité des personnes, y compris celles de l’institution. Les lecteurs apprécient. » Il ne s’agit pas d’une loi d’exception : « la Croix » n’avait pas montré Dominique Strauss-Kahn menotté ni le corps du petit Aylan retrouvé sans vie sur une plage de Turquie.
Avec sa « Lettre au peuple de Dieu », en août dernier, véritable réquisitoire contre le cléricalisme, le pape François a élargi le questionnement à tous les abus, sexuels, bien sûr, mais aussi « de pouvoir et de conscience ». « Et là, conclut Dominique Greiner, ça concerne tout le monde. »
“IL N’Y A PAS DE SUJET TABOU. SUR LA PÉDOPHILIE, JE DIS ‘SOYEZ PROFESSIONNELS ET RESTEZ DANS L’INFORMATION’.” DOMINIQUE GREINER, RÉDACTEUR EN CHEF