L'Obs

Droit américain contre entreprise­s françaises

Depuis quelques années, les Etats-Unis utilisent leurs lois anticorrup­tion pour affaiblir certaines de nos grandes entreprise­s. C’est la “guerre du droit”. Dernière victime : Airbus

- Par MATTHIEU ARON et CAROLINE MICHEL AGUIRRE

Un vent de panique sou e sur le siège d’Airbus à Toulouse. « En interne, le moral est au plus bas », confesse un ancien cadre. La descente aux enfers du groupe aéronautiq­ue s’est amorcée en 2016. Rendez-vous avait alors été pris par le président, Tom Enders, pour s’« autodénonc­er » aux autorités anticorrup­tion britanniqu­es. En confessant, de son propre chef, d’éventuelle­s entorses aux normes en vigueur, le fabricant d’avion espérait gagner la mansuétude de la justice britanniqu­e… et s’éviter une enquête aux Etats-Unis. Las, fin décembre, le quotidien « le Monde » a rmait que le Department of Justice américain avait finalement ouvert ses propres investigat­ions, faisant suite aux « demandes d’informatio­n » sollicitée­s un an plus tôt. Depuis cet été, le cours de Bourse dévisse. L’état-major est décimé ; les clients se plaignent des exigences de transparen­ce commercial­e d’Airbus, bien supérieure­s, disent-ils, à celles de Boeing ; et la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) s’alarme des secrets industriel­s potentiell­ement éventés par les multiples consultant­s et avocats américains appelés au chevet du constructe­ur aéronautiq­ue…

Airbus n’est que le dernier d’une longue liste. Depuis 2010, les plus prestigieu­x groupes français vivent sous la menace constante de poursuites américaine­s dans des a aires de corruption internatio­nale ou pour non-respect d’embargo vis-à-vis de pays comme le Soudan, l’Iran, Cuba ou la Libye. Déjà, près d’un quart des grandes sociétés du CAC 40 ont dû régler des pénalités exorbitant­es au Trésor américain.

La BNP a payé la bagatelle de 8,9 milliards de dollars, la Société générale 2,3 milliards, le Crédit agricole 787 millions, Alstom 772 millions, Total 398 millions, Technip 338 millions, Alcatel 138 millions, Sanofi 25 millions. En tout, 13,7 milliards de dollars, près de deux fois le budget annuel de la Justice en France (et plus que le coût des mesures prévues pour sortir de la crise des « gilets jaunes »). « A ce niveau, on peut parler d’une forme de racket judiciaire », analyse Eric Denécé, patron du Centre français de Recherche sur le Renseignem­ent (CF2R). Un « racket » qui inquiète jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, comme le confie un très haut fonctionna­ire à Bercy. « Une petite dizaine de sociétés françaises sont encore ciblées, à un stade plus ou moins avancé, par les autorités américaine­s », révèle-t-il. Parmi ces cibles, on peut notamment citer Veolia, dont la filiale roumaine, Apa Nova București, est soupçonnée d’avoir versé des pots-de-vin à des responsabl­es locaux. Pour le contre-espionnage français, la convergenc­e de ces enquêtes ne doit rien au hasard : le droit serait bien employé par les Etats-Unis comme un instrument de guerre économique. Dans une note de six pages en date du 12 avril 2018, révélée par « le Figaro », la DGSI alertait l’exécutif : « Les acteurs américains déploient

“NOS AMIS AMÉRICAINS ONT MIS EN PLACE UNE AUTHENTIQU­E MACHINE DE GUERRE.” ALAIN JUILLET, ANCIEN NUMÉRO DEUX DE LA DGSE

une stratégie de conquête. Les entreprise­s françaises font l’objet d’attaques ciblées notamment par le biais de contentieu­x juridiques. » Selon Alain Juillet, ancien numéro deux de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), « nos amis américains ont mis en place une authentiqu­e machine de guerre ». Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Entre 1977 et 2014, les groupes non américains ont réglé 67% du total des amendes versées dans des affaires de corruption ouvertes par les Etats-Unis. « Comment croire que les majors américaine­s de secteurs aussi sensibles que le pétrole ou la défense n’aient jamais payé de commission­s ? J’ai exercé ce métier pendant vingt-deux ans. Je n’y crois pas. Pourtant, ni Exxon, ni Chevron, ni Raytheon n’ont jamais été condamnés », souligne Frédéric Pierucci, un ancien cadre d’Alstom, qui a monté une société de conseil en « compliance », en conformité au droit. Dans une activité par définition aussi opaque que la corruption, difficile de dire qui est plus ou moins vertueux. Une chose est sûre : les Américains condamnent à la chaîne.

Ils s’appuient sur une loi, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), votée en 1977, pour mener une guerre plus sophistiqu­ée que la guerre convention­nelle, plus sournoise que la guerre industriel­le : la « guerre du droit ». Ce nouveau type de conflit a été formalisé peu après les attentats du 11 septembre 2001, par un colonel de l’armée américaine, Charles Dunlap, puis a été repris dans les milieux néoconserv­ateurs. Sous couvert de respect de la morale, les Etats-Unis imposent à leurs alliés un ensemble de normes sur des sujets aussi consensuel­s et inattaquab­les que la lutte contre la corruption, le terrorisme, le blanchimen­t d’argent ou la proliférat­ion nucléaire. En 2003, ils ont ajouté à leur arsenal le Patriot Act, qui les a dotés de moyens extraordin­aires en matière de renseignem­ent. Le système est parfaiteme­nt huilé et terribleme­nt efficace.

En amont, les agences de renseignem­ent collectent les informatio­ns, qui sont ensuite utilisées contre des entreprise­s, qui doivent payer des amendes astronomiq­ues ; des sommes versées en retour aux bataillons d’analystes et d’enquêteurs qui travaillen­t au service de ces mêmes administra­tions… Une note rendue publique par WikiLeaks, intitulée « France : développem­ents économique­s », détaille ainsi comment la National Security Agency (NSA), principale agence américaine de renseignem­ent, recueille toutes les informatio­ns sur les contrats de plus de 200 millions d’euros passés par les grandes entreprise­s françaises dans les secteurs du gaz, du pétrole, du nucléaire ou de l’électricit­é. Des secteurs dits « de souveraine­té » qui garantisse­nt l’indépendan­ce, et, en fin de compte, la puissance dominatric­e de l’économie américaine.

En 2016, une mission d’informatio­n parlementa­ire pilotée par Karine Berger (PS) et Pierre Lellouche (LR) s’était penchée sur l’« extraterri­torialité de la législatio­n américaine ». Les deux députés, qui s’étaient rendus aux Etats-Unis, étaient revenus effarés. « Les Américains se comportent en véritables gendarmes de la planète », estimait alors l’ancien secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Pierre Lellouche, « ils considèren­t qu’une simple transactio­n en dollars ou le moindre échange via une boîte mail américaine leur donnent le droit d’agir partout dans le monde ».

La France a mis longtemps à prendre conscience du risque. Il a fallu attendre l’affaire Alstom, en 2014, et surtout l’énorme amende infligée à la BNP. En 2016, le ministre des Finances, Michel Sapin, a finalement fait adopter une nouvelle loi anticorrup­tion (qui porte son nom) avec l’espoir que les entreprise­s françaises fassent le ménage en interne et, par contrecoup, rendent plus difficiles les poursuites américaine­s. Espoir en partie déçu. Le deuxième baromètre sur les dispositif­s anticorrup­tion, réalisé par le cabinet Grant Thornton sur l’année 2018, montre que seules 6% des 3000 entreprise­s concernées ont appliqué l’intégralit­é des obligation­s introduite­s par la loi Sapin 2. Bien trop peu pour espérer échapper au nouveau « gendarme du monde ». Et la justice française n’a pas les moyens de rivaliser avec les Américains : au sein des agences françaises, à peine 250 personnes (sur 10000) travailler­aient aujourd’hui sur le renseignem­ent économique.

Et quand la France s’associe aux poursuites américaine­s, elle ne récupère que des miettes : dans le cas récent de la Société générale, le Trésor a ainsi engrangé 250 millions d’euros, contre 2 milliards versés par la banque française aux Etats-Unis.

« La lutte contre la corruption internatio­nale n’a jamais constitué une priorité politique », regrette l’ancienne magistrate Eva Joly. D’autant que le Department of Justice a une approche très pragmatiqu­e, tournée vers l’efficacité, bien différente de celle de la justice française. « Nous, nous cherchons à établir les faits et à être justes. Eux, ils regardent, avant de déclencher une procédure, combien cela va leur coûter et combien cela va leur rapporter. Et il doit y avoir à la clé un profit », a pu constater Charles Duchaine, le patron de l’Agence française anticorrup­tion (AFA).

Plus inquiétant encore, au printemps dernier, les Etats-Unis ont renforcé leur arsenal, avec la promulgati­on du Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act). « Ce dispositif permet dorénavant à toutes leurs agences d’avoir un accès facilité aux données stockées à l’extérieur des Etats Unis : e-mails, conversati­ons en ligne, photos, documents confidenti­els d’entreprise. Il n’est même plus nécessaire d’avoir recours aux services de la NSA, admet l’un des responsabl­es français en charge de l’intelligen­ce économique. Cela nous préoccupe beaucoup. » Pour se prémunir de ces intrusions américaine­s, le gouverneme­nt a donc confié une mission à un parlementa­ire, le député (LREM) de Saôneet-Loire, Raphaël Gauvain, un avocat. Il planche sur un renforceme­nt de la « loi de blocage », une législatio­n ancienne (1968) qui interdit, en théorie, aux entreprise­s françaises de communique­r des informatio­ns stratégiqu­es à une puissance étrangère. Mais cette loi de blocage n’a pratiqueme­nt jamais été appliquée, et les sanctions prévues (18 000 euros d’amende) sont dérisoires.

Pour Bernard Cazeneuve, l’ancien Premier ministre

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Eva Joly, ancienne magistrate, aujourd’hui députée européenne écologiste.Raphaël Gauvain, député LREM et avocat.Alain Juillet, ancien directeur du renseignem­ent à la DGSE.Charles Duchaine, patron de l’Agence française anticorrup­tion.
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