Droit américain contre entreprises françaises
Depuis quelques années, les Etats-Unis utilisent leurs lois anticorruption pour affaiblir certaines de nos grandes entreprises. C’est la “guerre du droit”. Dernière victime : Airbus
Un vent de panique sou e sur le siège d’Airbus à Toulouse. « En interne, le moral est au plus bas », confesse un ancien cadre. La descente aux enfers du groupe aéronautique s’est amorcée en 2016. Rendez-vous avait alors été pris par le président, Tom Enders, pour s’« autodénoncer » aux autorités anticorruption britanniques. En confessant, de son propre chef, d’éventuelles entorses aux normes en vigueur, le fabricant d’avion espérait gagner la mansuétude de la justice britannique… et s’éviter une enquête aux Etats-Unis. Las, fin décembre, le quotidien « le Monde » a rmait que le Department of Justice américain avait finalement ouvert ses propres investigations, faisant suite aux « demandes d’information » sollicitées un an plus tôt. Depuis cet été, le cours de Bourse dévisse. L’état-major est décimé ; les clients se plaignent des exigences de transparence commerciale d’Airbus, bien supérieures, disent-ils, à celles de Boeing ; et la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) s’alarme des secrets industriels potentiellement éventés par les multiples consultants et avocats américains appelés au chevet du constructeur aéronautique…
Airbus n’est que le dernier d’une longue liste. Depuis 2010, les plus prestigieux groupes français vivent sous la menace constante de poursuites américaines dans des a aires de corruption internationale ou pour non-respect d’embargo vis-à-vis de pays comme le Soudan, l’Iran, Cuba ou la Libye. Déjà, près d’un quart des grandes sociétés du CAC 40 ont dû régler des pénalités exorbitantes au Trésor américain.
La BNP a payé la bagatelle de 8,9 milliards de dollars, la Société générale 2,3 milliards, le Crédit agricole 787 millions, Alstom 772 millions, Total 398 millions, Technip 338 millions, Alcatel 138 millions, Sanofi 25 millions. En tout, 13,7 milliards de dollars, près de deux fois le budget annuel de la Justice en France (et plus que le coût des mesures prévues pour sortir de la crise des « gilets jaunes »). « A ce niveau, on peut parler d’une forme de racket judiciaire », analyse Eric Denécé, patron du Centre français de Recherche sur le Renseignement (CF2R). Un « racket » qui inquiète jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, comme le confie un très haut fonctionnaire à Bercy. « Une petite dizaine de sociétés françaises sont encore ciblées, à un stade plus ou moins avancé, par les autorités américaines », révèle-t-il. Parmi ces cibles, on peut notamment citer Veolia, dont la filiale roumaine, Apa Nova București, est soupçonnée d’avoir versé des pots-de-vin à des responsables locaux. Pour le contre-espionnage français, la convergence de ces enquêtes ne doit rien au hasard : le droit serait bien employé par les Etats-Unis comme un instrument de guerre économique. Dans une note de six pages en date du 12 avril 2018, révélée par « le Figaro », la DGSI alertait l’exécutif : « Les acteurs américains déploient
“NOS AMIS AMÉRICAINS ONT MIS EN PLACE UNE AUTHENTIQUE MACHINE DE GUERRE.” ALAIN JUILLET, ANCIEN NUMÉRO DEUX DE LA DGSE
une stratégie de conquête. Les entreprises françaises font l’objet d’attaques ciblées notamment par le biais de contentieux juridiques. » Selon Alain Juillet, ancien numéro deux de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), « nos amis américains ont mis en place une authentique machine de guerre ». Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Entre 1977 et 2014, les groupes non américains ont réglé 67% du total des amendes versées dans des affaires de corruption ouvertes par les Etats-Unis. « Comment croire que les majors américaines de secteurs aussi sensibles que le pétrole ou la défense n’aient jamais payé de commissions ? J’ai exercé ce métier pendant vingt-deux ans. Je n’y crois pas. Pourtant, ni Exxon, ni Chevron, ni Raytheon n’ont jamais été condamnés », souligne Frédéric Pierucci, un ancien cadre d’Alstom, qui a monté une société de conseil en « compliance », en conformité au droit. Dans une activité par définition aussi opaque que la corruption, difficile de dire qui est plus ou moins vertueux. Une chose est sûre : les Américains condamnent à la chaîne.
Ils s’appuient sur une loi, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), votée en 1977, pour mener une guerre plus sophistiquée que la guerre conventionnelle, plus sournoise que la guerre industrielle : la « guerre du droit ». Ce nouveau type de conflit a été formalisé peu après les attentats du 11 septembre 2001, par un colonel de l’armée américaine, Charles Dunlap, puis a été repris dans les milieux néoconservateurs. Sous couvert de respect de la morale, les Etats-Unis imposent à leurs alliés un ensemble de normes sur des sujets aussi consensuels et inattaquables que la lutte contre la corruption, le terrorisme, le blanchiment d’argent ou la prolifération nucléaire. En 2003, ils ont ajouté à leur arsenal le Patriot Act, qui les a dotés de moyens extraordinaires en matière de renseignement. Le système est parfaitement huilé et terriblement efficace.
En amont, les agences de renseignement collectent les informations, qui sont ensuite utilisées contre des entreprises, qui doivent payer des amendes astronomiques ; des sommes versées en retour aux bataillons d’analystes et d’enquêteurs qui travaillent au service de ces mêmes administrations… Une note rendue publique par WikiLeaks, intitulée « France : développements économiques », détaille ainsi comment la National Security Agency (NSA), principale agence américaine de renseignement, recueille toutes les informations sur les contrats de plus de 200 millions d’euros passés par les grandes entreprises françaises dans les secteurs du gaz, du pétrole, du nucléaire ou de l’électricité. Des secteurs dits « de souveraineté » qui garantissent l’indépendance, et, en fin de compte, la puissance dominatrice de l’économie américaine.
En 2016, une mission d’information parlementaire pilotée par Karine Berger (PS) et Pierre Lellouche (LR) s’était penchée sur l’« extraterritorialité de la législation américaine ». Les deux députés, qui s’étaient rendus aux Etats-Unis, étaient revenus effarés. « Les Américains se comportent en véritables gendarmes de la planète », estimait alors l’ancien secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Pierre Lellouche, « ils considèrent qu’une simple transaction en dollars ou le moindre échange via une boîte mail américaine leur donnent le droit d’agir partout dans le monde ».
La France a mis longtemps à prendre conscience du risque. Il a fallu attendre l’affaire Alstom, en 2014, et surtout l’énorme amende infligée à la BNP. En 2016, le ministre des Finances, Michel Sapin, a finalement fait adopter une nouvelle loi anticorruption (qui porte son nom) avec l’espoir que les entreprises françaises fassent le ménage en interne et, par contrecoup, rendent plus difficiles les poursuites américaines. Espoir en partie déçu. Le deuxième baromètre sur les dispositifs anticorruption, réalisé par le cabinet Grant Thornton sur l’année 2018, montre que seules 6% des 3000 entreprises concernées ont appliqué l’intégralité des obligations introduites par la loi Sapin 2. Bien trop peu pour espérer échapper au nouveau « gendarme du monde ». Et la justice française n’a pas les moyens de rivaliser avec les Américains : au sein des agences françaises, à peine 250 personnes (sur 10000) travailleraient aujourd’hui sur le renseignement économique.
Et quand la France s’associe aux poursuites américaines, elle ne récupère que des miettes : dans le cas récent de la Société générale, le Trésor a ainsi engrangé 250 millions d’euros, contre 2 milliards versés par la banque française aux Etats-Unis.
« La lutte contre la corruption internationale n’a jamais constitué une priorité politique », regrette l’ancienne magistrate Eva Joly. D’autant que le Department of Justice a une approche très pragmatique, tournée vers l’efficacité, bien différente de celle de la justice française. « Nous, nous cherchons à établir les faits et à être justes. Eux, ils regardent, avant de déclencher une procédure, combien cela va leur coûter et combien cela va leur rapporter. Et il doit y avoir à la clé un profit », a pu constater Charles Duchaine, le patron de l’Agence française anticorruption (AFA).
Plus inquiétant encore, au printemps dernier, les Etats-Unis ont renforcé leur arsenal, avec la promulgation du Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act). « Ce dispositif permet dorénavant à toutes leurs agences d’avoir un accès facilité aux données stockées à l’extérieur des Etats Unis : e-mails, conversations en ligne, photos, documents confidentiels d’entreprise. Il n’est même plus nécessaire d’avoir recours aux services de la NSA, admet l’un des responsables français en charge de l’intelligence économique. Cela nous préoccupe beaucoup. » Pour se prémunir de ces intrusions américaines, le gouvernement a donc confié une mission à un parlementaire, le député (LREM) de Saôneet-Loire, Raphaël Gauvain, un avocat. Il planche sur un renforcement de la « loi de blocage », une législation ancienne (1968) qui interdit, en théorie, aux entreprises françaises de communiquer des informations stratégiques à une puissance étrangère. Mais cette loi de blocage n’a pratiquement jamais été appliquée, et les sanctions prévues (18 000 euros d’amende) sont dérisoires.
Pour Bernard Cazeneuve, l’ancien Premier ministre