L'Obs

René Trabelsi, un ministre juif dans le monde arabe

Pour la première fois depuis plus de soixante ans, un ministre juif entre dans le gouverneme­nt tunisien. Il fait figure d’exception dans le monde arabe. Rencontre à Tunis

- Par notre envoyée spéciale, CÉLINE LUSSATO

C et homme est une exception planétaire. Nommé à la fin de l’année, René Trabelsi est le seul ministre juif dans le monde arabe. La dernière fois qu’un juif accédait à un tel poste en Tunisie, c’était il y a plus de soixante ans, au moment de l’indépendan­ce. Pourquoi aujourd’hui, alors que la communauté juive est en train de disparaîtr­e ?

Enfoncé dans son fauteuil de ministre du Tourisme, les mains croisées sur son ventre rebondi, rien ne semble affecter René Trabelsi. Ni les insultes antisémite­s. Ni les menaces. Malgré ses 56 ans, ce natif de Djerba arbore un sourire enfantin, un peu provocateu­r. « Regardons l’aspect positif de cette affaire. Grâce à elle, le monde entier s’est intéressé à la Tunisie », se réjouit-il, dans son bureau où trône le drapeau national, rouge et blanc.

De fait, sa nomination a été applaudie par la presse étrangère, jusqu’au « New York Times ». Mais elle a aussi déchaîné les réseaux sociaux en Tunisie et dans le monde arabe. On accuse le nouveau ministre de n’avoir aucun diplôme. Il répond qu’il a une grande expérience dans le secteur. Installé en France à la fin des années 1980, il y a créé sa propre agence de voyages, avant de revenir en Tunisie pour diriger un hôtel à Djerba. Mais la Toile vomit surtout des attaques antisémite­s. René le flegmatiqu­e y répond en disant seulement : « Certains ont oublié que des juifs vivent ici, sur le sol tunisien, depuis plus de deux mille ans. J’espère pouvoir aider à mieux nous faire connaître et accepter. » Le temps presse. La communauté, si présente autrefois, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle ne compte plus que 1 500 âmes contre 110 000 dans les années 1950.

Alors pourquoi cette nomination ? René Trabelsi assure que ce n’est pas uniquement pour la vitrine, pour mettre en valeur la Tunisie auprès des Occidentau­x. « Le portefeuil­le du Tourisme est bien trop vital pour que le Premier ministre Youssef Chahed joue avec, défend-il. L’objectif, c’est 9 millions de touristes cette année, il faut que nous l’atteignion­s. C’est pour cela que j’ai été nommé. »

A La Goulette, dans la banlieue côtière de Tunis, les fidèles de l’une des dernières synagogues encore ouvertes affichent leur satisfacti­on… sans illusions. « Cette nomi-

nation est une bonne chose car René est un homme compétent », assure-t-on. Mais « évidemment, c’est aussi une manipulati­on. “La Tunisie terre de tolérance”, c’est une excellente publicité n’est-ce pas ? Après les attentats islamistes du Bardo et de Sousse [en 2015] dont toutes les télés du monde ont parlé, il est bon de montrer une image apaisée de notre pays », confie l’une des dernières figures de la synagogue.

Un slogan ? Pas que. Pionnière du monde arabo-musulman en matière de droits des femmes, la Tunisie fut aussi la première à établir en 1857 l’égalité de ses sujets, quelle que soit leur religion. Aujourd’hui encore, alors que le gouverneme­nt ne parvient pas à relever l’économie, l’exécutif peut se targuer d’avoir fait progresser l’égalité des sexes et combattu le racisme. Les juifs du pays assurent d’ailleurs ne pas se sentir en danger. Mais une certaine confiance est rompue. « Regardez les commentair­es lors de la nomination de René. Quelle bêtise, quelle haine gratuite !, se lamente un fidèle de la synagogue de La Goulette. Ils confondent tout : juifs, sionistes et Israéliens ! Et du coup tout est prétexte à déverser leur haine sur nous. »

En 2017, des manifestan­ts ont tenté d’imposer l’annulation d’un spectacle de Michel Boujenah, accusé de « sionisme ». L’an dernier, sur l’île de Djerba, d’autres ont cherché à empêcher la réouvertur­e d’un restaurant casher à Houmt Souk. Et en novembre, l’historien musulman Habib Kazdaghli a subi cette haine anti-juive après avoir participé à une conférence à l’invitation d’une associatio­n accusée, là encore, de sionisme. Cette montée de l’antisémiti­sme, l’universita­ire, spécialist­e des minorités tunisienne­s, l’explique notamment par la disparitio­n progressiv­e de la communauté juive.

A Tunis, on ne compte plus qu’environ 400 juifs. Le rabbin Cohen y dirige la dernière école confession­nelle où ne sont plus inscrits que 26 garçons et filles. « Jusque dans les années 1950, il y avait une vie juive dans tout le pays : à Gabès, le Kef, Sousse, Monastir, Tataouine, Sfax… Aujourd’hui, on compte les familles sur les doigts d’une seule main. » Sur l’avenue de Paris, autrefois centre du quartier bourgeois juif de Tunis et où trône toujours la Grande Synagogue, il ne reste guère qu’une petite boucherie casher. Même la pâtisserie qui garde son enseigne Naouri n’est plus tenue par des juifs.

“UNE LONGUE HISTOIRE COMMUNE”

L’indépendan­ce du pays puis sa définition comme pays musulman de langue arabe et surtout les guerres Israélo-Arabes ont poussé la communauté à faire ses valises. « Les autorités ont fait comprendre aux juifs qu’ils n’étaient plus les bienvenus. La moitié est partie en France, l’autre, en Israël », explique le sociologue Claude Sitbon. Seuls les juifs de Djerba ne quitteront pas leur île. Plus religieux, habitués à vivre en communauté fermée, plus arabophone­s que francophon­es, ces derniers ne subissent pas d’animosité de la part de la population musulmane de l’île, largement ibadite, une minorité islamique non prosélyte. « Nous avons une longue histoire commune avec les juifs », se félicite le professeur de religion islamique Sassi Ben Yahyaten. D’ailleurs, bien que visée par un attentat qui a coûté la vie à 21 personnes en 2002, la synagogue de la Ghriba, plus vieille synagogue de Djerba et même d’Afrique, accueille toujours des milliers de pèlerins. Dans le souk Erbaa, les bijoutiers juifs réputés pour leur savoir-faire ancestral attirent des visiteurs du monde entier.

Une communauté pleine de vie qui contraste tant avec les synagogues fermées et de plus en plus délabrées du reste du pays. Mais, paradoxale­ment, la nomination de l’enfant de Djerba au gouverneme­nt risque de ne rien changer pour les juifs tunisiens et leur patrimoine en péril. Lui-même se dit pieds et poings liés : « Je ne peux soutenir aucun projet en lien avec la communauté, cela créerait des polémiques contre-productive­s. »

BIO EXPRESS 1962 Né à Djerba.

1985 Il s’installe provisoire­ment à Paris.

1996 Il crée le tour operator Royal First Travel.

2014 Il est pressenti pour entrer au gouverneme­nt.

2018 Nommé ministre du Tourisme et de l’Artisanat.

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René Trabelsi : « Certains ont oublié que des juifs vivent ici, sur le sol tunisien, depuis plus de deux mille ans. »
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