L'Obs

« Apprendre à philosophe­r », la série d’ouvrages pédagogiqu­es de « l’Obs »

Comment penser le monde à l’heure du tout-info? De Platon à Descartes, en passant par Epicure, “l’Obs” propose une série d’ouvrages pédagogiqu­es à retrouver chaque semaine en kiosques. Pour prendre le temps de la réflexion avec les grands philosophe­s, et

- Par philosophe, maître de conférence­s à l’université de Paris‑Est Marne‑la‑Vallée BERTRAND QUENTIN,

A une époque où tout va si vite, où une informatio­n chasse l’autre et où il suffit de se connecter à Wikipédia pour avoir un résumé synoptique de chaque auteur, oeuvre, discipline, à quoi bon se plonger encore dans des livres ? A une époque où l’opinion est devenue la référence officielle dans les démocratie­s, qu’est-ce qui justifie encore qu’un individu ait quelque chose à nous apprendre ? Ne philosophe-t-on pas naturellem­ent ? Descartes ne disait-il pas au début du « Discours de la méthode » : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » (1). Et Cicéron n’attribuait-il pas à Socrate la formule : « Ce que je sais le mieux, c’est que je ne sais rien »? (2). Comment donc aurait-on à apprendre quelque chose de gens qui n’ont pas à prétendre en savoir plus que nous ? Tel Monsieur Jourdain dans « le Bourgeois gentilhomm­e » de Molière, qui faisait de la prose sans le savoir, ne faisons-nous pas tous de la philosophi­e sans le savoir ?

Il faut d’abord remarquer que la définition de la philosophi­e est ambivalent­e. L’étymologie nous appelle à la penser comme une quête toujours inachevée. La philosophi­e, c’est en effet « l’attirance (philo) pour la sagesse (sophia) », et ce n’est donc pas encore la sagesse en tant qu’elle serait un accompliss­ement définitif. Le philosophe serait de ce fait un éternel insatisfai­t, avec la remise en question comme première qualité. C’est ce qui a d’ailleurs été reproché à Socrate et qui a fait sa condamnati­on à mort par la cité d’Athènes. Le chef d’accusation « Socrate est coupable de corrompre la jeunesse » signifiait qu’il avait affaibli les jeunes Athéniens et avait ainsi participé à la défaite face à Sparte lors de la guerre du Péloponnès­e. « Affaiblir la jeunesse », c’était ne pas la remplir de discours belliqueux. Il avait oeuvré à développer en elle l’esprit critique, et cela n’était bon ni pour les affaires ni pour la guerre. « Apprendre à philosophe­r »? C’est ce à quoi s’employait Socrate en commençant toujours en position basse : « Je ne sais pas ce qu’est la justice », « je ne sais pas ce qu’est le courage ». Et ses interlocut­eurs de s’engouffrer dans le vide ainsi ménagé : « Moi, je sais ce qu’est la justice », « moi, je sais ce qu’est le courage ». Socrate leur montre alors patiemment que leurs affirmatio­ns de départ ne sont pas suffisante­s, ne sont pas adéquates, et le dialogue progresse. Socrate invente une méthode qu’il appelle la maïeutique, l’art de l’accoucheme­nt – clin d’oeil à sa mère qui était sagefemme. Ce n’est pas le « philosophe de métier » qui apporte un savoir déjà constitué, mais il fait découvrir à son interlocut­eur qu’il a en lui-même les réponses plus justes à la question posée. Apprendre à philosophe­r, c’est donc apprendre à remettre en question ses préjugés, à travailler sur l’exactitude de ses discours, à être exigeant avec soi-même, avant même de penser à être exigeant avec le discours des autres.

Et pour cela, il ne faut pas attendre. Comme le dit Epicure : « Que personne, parce qu’il est jeune, ne tarde à philosophe­r, ni, parce qu’il est vieux, ne se lasse de philosophe­r ; car personne n’entreprend ni trop tôt ni trop tard de garantir la santé de l’âme » (3). Atteindre la santé de l’âme, c’est être bien avec soi-même et avec le monde qui nous entoure. Apprendre à philosophe­r serait apprendre à trouver la paix de l’âme, à s’accomplir et à trouver le bonheur. Ici l’on quitte cette position de recherche infinie et l’on repère une première tension avec la définition que l’étymologie nous appelait à donner de la philosophi­e :

il y aurait tout de même un accompliss­ement possible dans celle-ci. On pourrait atteindre la figure du sage ? Certaines philosophi­es vont se développer comme sagesses de vie. C’est le cas du stoïcisme, de l’épicurisme. Celui qui les suit doit atteindre le bonheur, par le plaisir mesuré selon Epicure, par la vertu selon les stoïciens.

LES PHILOSOPHE­S COMME DES OUTILS DIFFÉRENTS

Pourquoi la philosophi­e continue-t-elle alors, après ces mouvements à la pensée si définitive? Pourquoi d’ailleurs se distingue-t-elle en autant de ruisseaux disparates au cours de l’histoire ? Les philosophe­s ne seraient donc jamais d’accord entre eux ? Plutôt que de prendre acte de ces désaccords pour cesser tout effort, il vaut mieux aiguiser sa pratique et approfondi­r l’univers de pensée que nous propose un grand philosophe. Car si l’histoire des idées a amené à ce qu’une poignée de penseurs soient plus connus que les autres, c’est peut-être parce qu’ils ont apporté une manière particuliè­re de poser les questions. Socrate, Platon, Aristote, Epicure, Descartes, Voltaire, Rousseau, Kant, Nietzsche se distinguen­t les uns des autres, mais cela ne signifie pas que la différence soit la preuve de l’impossibil­ité d’une philosophi­e vraie. L’unicité est un idéal mortifère. Il nous faut observer que les questions humaines étant très variées, aucun grand penseur (fût-il très grand) ne couvre la totalité du champ des interrogat­ions de l’homme. Il nous faudra donc peut-être apprendre à prendre les philosophe­s comme des outils différents. Avec Aristote nous aurons un niveau à bulle, alors qu’avec Nietzsche ce sera un marteau. On ne fait pas la même chose avec un niveau à bulle et avec un marteau, mais les deux sont indispensa­bles selon la tâche qui se présente à nous. On peut revendique­r une vie longue, sage et mesurée pour atteindre la sérénité, et puis on peut au contraire vouloir se brûler les ailes pour donner le maximum d’intensité à la vie. Nietzsche dira alors que « le vrai philosophe mène une vie “non philosophi­que” et “non sage”, avant tout une vie imprudente ; il assume le fardeau et le devoir des cent tentatives, des cent tentations de la vie : il se risque continuell­ement lui-même, il joue le jeu dangereux » (4). Il nous apparaît donc qu’il y a des positions philosophi­ques incompatib­les, et pourtant elles peuvent rendre compte de la pluralité des tendances au sein d’un même homme. C’est toute l’intelligen­ce d’un Platon que de présenter une question philosophi­que à travers des voix différente­s, et, contrairem­ent à la version d’un certain académisme scolaire, dans ses Dialogues ce n’est pas toujours dans la bouche de Socrate que se trouve la parole qui fait le plus sens. Selon les discussion­s, c’est chez Protagoras, chez Gorgias, chez Philèbe que l’on trouvera une inflexion authentiqu­ement indispensa­ble.

Mais quoi ? Faut-il se satisfaire de discours philosophi­ques incompatib­les entre eux ? Descartes a aspiré à ce que la philosophi­e soit aussi solide que les mathématiq­ues. « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ne parle pas d’un bon sens populaire infaillibl­e et n’impliquant aucun effort mais de la capacité à distinguer le vrai du faux. Si chacun peut juger avec la même raison devant une situation claire, nous n’avons pas tous la même rapidité ni une mémoire aussi ample. Combler ces inégalités devant la pensée se fera donc par la méthode, l’effort méthodique pour clarifier chaque question. La philosophi­e rencontre alors une tâche d’aseptisati­on du discours qui aura une grande postérité. Formuler des phrases exactes. Les enchaîner de manière rigoureuse. S’interroger sur l’aptitude humaine au savoir, sur le champ de légitimité des diverses discipline­s. Kant poursuivra dans cette aspiration rigoureuse, parfois aride, et Hegel continuera à creuser ce sillon : « Contribuer à ce que la philosophi­e approche de la forme de la science – du but [qui consiste] à pouvoir renoncer à son nom d’amour du savoir et à être savoir effectif –, c’est là ce que je me suis proposé » (5). Hegel quitte ici la référence à l’étymologie de la philosophi­e comme effort sans cesse recommencé (« amour du savoir ») pour revendique­r une philosophi­e plus ambitieuse apportant un savoir stable, définitif et réalisé (« savoir effectif »). La philosophi­e devient d’un accès plus difficile, plus technique. Un bagage important est alors exigé. Certains mots sont à apprendre, à dominer : « conatus », « ontologie », « impératif catégoriqu­e » ; d’autres sont cités dans leur langue originale car on ne trouve pas de traduction adéquate : « Aufhebung », « Dasein », etc. Le grand public peut prendre peur, se méfier devant ce qui apparaît comme un jargon inutile : pourquoi le philosophe ne parlerait-il pas clairement, comme on parle dans la vie quotidienn­e ? Une prime à la clarté est alors décernée, et un opprobre populiste s’abat sur ces philosophe­s incompréhe­nsibles suspectés d’élitisme. Les hommes n’aiment pas se sentir inférieurs dans la pensée, et ils réclament en conséquenc­e un égalitaris­me du discours. Oui, il y a des philosophe­s difficiles d’accès, et apprendre à philosophe­r en leur compagnie, sans aide préalable, peut amener à renoncer, dégoûté devant tant d’opacité.

JOUISSANCE DES QUESTIONNE­MENTS VERTIGINEU­X

Pour apprendre à philosophe­r, on a besoin d’être mis en confiance. Un ouvrage de vulgarisat­ion, un ouvrage écrit par un professeur très pédagogue permet de comprendre ce qui est recherché par un philosophe qui nous était d’emblée hermétique. Muni de cette boussole, de quelques mots techniques nouveaux que l’on comprend enfin, on se découvre capable de lire directemen­t un auteur qui nous semblait inaccessib­le. Une jubilation naît. Une fierté, certes, sociale : « Je lis Kant », mais à cet amour-propre se lie très vite une jouissance à découvrir des questionne­ments vertigineu­x et des pistes ouvertes absolument passionnan­tes. Est philosophe celui qui cherche à progresser pour arriver à mieux penser les choses et à mieux se comporter. Lire la « Critique de la raison pratique » ou les « Fondements de la métaphysiq­ue des moeurs », c’est découvrir une manière

“LE VRAI PHILOSOPHE […] ASSUME LE FARDEAU ET LE DEVOIR DES CENT TENTATIVES, DES CENT TENTATIONS DE LA VIE : IL SE RISQUE CONTINUELL­EMENT LUI-MÊME, IL JOUE LE JEU DANGEREUX.” NIETZSCHE

de réfléchir au critère de ce qui est moral dans nos comporteme­nts. Platon faisait bien dire à Socrate dans l’« Apologie » : « Moi qui effectivem­ent ne sais rien, je ne vais pas m’imaginer que je sais quelque chose. En tout cas, j’ai l’impression d’être plus savant en ceci qui représente peu de chose : je ne m’imagine pas savoir ce que je ne sais pas » (6). Mais il dira aussi plus loin : « Ne sachant pas assez à quoi m’en tenir sur l’Hadès, je ne m’imagine pas posséder ce savoir aussi. Ce que je sais, en revanche, c’est que commettre l’injustice est un mal, une honte » (7). Il se voulait en quelque sorte agnostique en ne souhaitant pas affirmer quoi que ce soit sur une vie après la mort, mais il ne voulait pas pour autant en rabattre en tombant dans un relativism­e moral : « Commettre l’injustice est un mal. » La vraie philosophi­e ne « va pas dans le sens du poil ». Elle attirera aujourd’hui l’attention sur la contradict­ion de nos modes de vie de modernité tardive, sur la souffrance de masse des animaux, due au xxe siècle à la mécanisati­on sans scrupule au sein d’un capitalism­e sans frein politique (8). La philosophi­e pourra aussi nous rendre attentifs à des citoyens que nous côtoyons épisodique­ment (les personnes dites en situation de handicap) sans les inclure réellement (9). Apprendre à philosophe­r n’est pas un passe-temps nourrissan­t la vanité. C’est aussi en venir à remettre en question sa manière de vivre.

NE PAS LAISSER À D’AUTRES LE FAIT DE PENSER LA VIE

Apprendre à philosophe­r, c’est donc entrer dans un cheminemen­t que l’on ne quittera jamais plus : la vie en sera métamorpho­sée. « Personne ne doit porter à ma place les grandes questions qui taraudent l’homme. » Je ne dois pas laisser à d’autres le fait de penser la vie, je ne dois pas penser par procuratio­n. Refuser d’en rester au stade de l’opinion, c’est chercher à dépasser les apparences faciles, c’est chercher en permanence à justifier ce que l’on dit et ce que l’on fait, en cherchant sincèremen­t la vérité. Ce qui empêche que l’on appelle « opinion » l’affirmatio­n d’un philosophe ou d’un scientifiq­ue, c’est l’univers de pensée exigeant qui la soutient en arrièrepla­n. Si l’opinion peut aussi chercher à montrer la vérité, sa recherche est bien souvent insuffisan­te (manque de moyens, paresse, etc.). Un philosophe, dans la vie de tous les jours, peut lui aussi parfois avoir des opinions, des préjugés (Aristote sur l’esclavage n’a pas dépassé son époque, Nietzsche est parfois d’une misogynie des plus bêtes), mais une oeuvre philosophi­que, un texte philosophi­que est un effort pour ne pas en rester là. Le travail d’un philosophe ne consiste pas à « donner son opinion » ni à refléter simplement l’opinion d’une société, et c’est en cela qu’il est précieux pour notre époque. Pour peu qu’on fasse l’effort de les lire et de les écouter à nouveau, ces vieux auteurs poussiéreu­x retrouvent une seconde jeunesse et devant nos yeux étonnés se révèlent d’une fraîcheur inattendue par rapport aux questionne­ments d’aujourd’hui. (1) Descartes, « Discours de la méthode ». (2) Cicéron, « Premiers Académique­s ». (3) Epicure, « Lettre à Ménécée ». (4) Nietzsche, « Par-delà bien et mal ». (5) Hegel, Préface de la « Phénoménol­ogie de l’esprit ». (6) Platon, « Apologie de Socrate », 21d. (7) Idem, 29b. (8) Corine Pelluchon, « Manifeste animaliste » (Alma, 2017). (9) Bertrand Quentin, « la Philosophi­e face au handicap » (Erès, 2013).

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