L'Obs

« La nature, ça n’existe pas ». Entretien avec Philippe Descola

“La nature, ça n’existe pas” Disciple de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola est professeur d’anthropolo­gie au Collège de France. Ses travaux sur les Indiens d’Amazonie l’ont conduit à remettre en question la vieille opposition nature-culture. Avec, en

- Propos recueillis par ÉRIC AESCHIMANN et RÉMI NOYON

Anthropolo­gue, vous êtes aussi connu pour vos travaux théoriques sur la place de la nature. L’Occident, avez-vous expliqué dans « Par-delà nature et culture », s’est construit en séparant de façon radicale l’homme de son environnem­ent physique. C’est ce que vous appelez le « grand partage ». Qu’entendez-vous par là? En Occident, il nous paraît évident d’établir une séparation entre la nature et la culture. D’un côté, il y a un monde naturel, que les sciences dites « dures » sont chargées de décrire et de comprendre. De l’autre, il y a la culture, les sociétés et la singularit­é supposée de l’être humain par rapport aux plantes et aux animaux. Cette façon de concevoir le monde façonne toutes nos actions : la protection de l’environnem­ent, par exemple, évoque la « préservati­on » de paysages « sauvages » qui ne doivent plus être « saccagés » par la main de l’homme. Pour-

tant, l’étude de nombreuses population­s à travers le monde montre que cette distinctio­n entre la nature et la culture n’a rien d’universel. A vrai dire, ce rapport au monde, que j’appelle le « grand partage », n’appartient qu’à la modernité occidental­e. Comment en êtes-vous arrivé à développer cette idée? Elle s’est imposée à moi dans les années 1970 lorsque je suis allé vivre avec les Indiens Achuar, aux confins de l’Amazonie. Depuis le xvie siècle, les voyageurs européens décrivaien­t les Amérindien­s comme étant à peine dissociés de la nature : dans le meilleur des cas, ils étaient ces « bons sauvages » loués par Montaigne; dans le pire, des brutes anthropoph­ages. Ces mêmes explorateu­rs se demandaien­t ce qui pouvait bien « faire société » dans un monde où les gens vivent dispersés, « sans foi ni loi ni roi ». Ces difficulté­s m’ont donné l’envie de tester une autre hypothèse : et si les plantes et les animaux constituai­ent, avec les humains, une société élargie qui n’a pas été perçue comme telle par les explorateu­rs? Je partais imprégné de la distinctio­n entre nature et culture et j’ai découvert que ce dualisme n’avait aucun sens pour les Indiens dont je partageais le quotidien. Pour eux, la « nature », ça n’existe pas. Les Achuar, avec lesquels vous avez vécu, sont animistes. Comment définissez-vous ce mode de pensée? L’animisme consiste à attribuer une âme à des êtres non humains, tels que les plantes ou les animaux. Ceux-ci sont capables de dialoguer avec les hommes : un plant de manioc peut venir vous visiter en songe sous les traits d’une personne humaine. Il y a « continuité des intériorit­és » : l’âme excède les limites du groupe que nous percevons comme humain. Un deuxième aspect me paraît tout aussi important : pour les animistes, chaque « espèce » a une nature qui lui est propre, grâce à des dispositio­ns physiques particuliè­res elle actualise son « monde » qui ne coïncide jamais parfaiteme­nt avec celui des autres espèces. Vous est-il arrivé de penser « en animiste » lors de votre séjour? Il est bien sûr très difficile d’approcher un mode de pensée qui n’est pas le vôtre, mais lorsque j’étais chez les Achuar il m’arrivait de rêver que, perdu au milieu d’un marécage, j’entendais des chuchoteme­nts. Mes hôtes m’ont expliqué que j’étais alors dans la maison des pécaris [mammifères qui ressemblen­t à des sangliers, NDLR]. Mais vous savez, nous sommes tous sujets à des réflexes animistes : il arrive qu’on parle à son ordinateur, à son rosier, à sa voiture… L’animisme s’oppose diamétrale­ment à notre façon de comprendre le monde, que vous qualifiez de « naturalist­e ». Qu’est-ce que le « naturalism­e »? Au sens où je l’entends, c’est le bain intellectu­el dans lequel nous évoluons. Les humains y sont perçus comme étant les seuls détenteurs d’une capacité cognitive – l’esprit – qui les distingue radicaleme­nt des non-humains. Ces derniers sont englobés dans une « nature » régie par un même système de lois mises en évidence par la physique, la biologie, la chimie, etc. C’est donc l’exact symétrique de l’animisme : il y a discontinu­ité des intériorit­és (l’esprit est le propre de l’homme) et continuité de la dimension physique (mon organisme est régi par les mêmes principes généraux que les plantes). C’était déjà la philosophi­e de Descartes, développée au xviie siècle. On peut remonter plus loin et discerner dans la peinture à la fin du Moyen Age les premières traces du naturalism­e : d’un univers où tout est symbole, on passe à la figuration de paysages représenté­s pour euxmêmes et à la peinture de l’âme humaine. Dans le champ scientifiq­ue, Galilée pourrait aussi servir de cheville historique. Mais il est vrai que le cartésiani­sme est une bonne expression du naturalism­e : un rôle prépondéra­nt est accordé au sujet connaissan­t (le cogito), tandis que les organismes non humains sont vidés de toute intériorit­é, de toute capacité cognitive, et conçus comme de purs mécanismes physiques (la théorie de l’animal-machine). L’homme est invité à se rendre « comme maître et possesseur de la nature », cette dernière devenant ainsi un domaine d’investigat­ion pour la science et de conquête matérielle pour la technique et la proto-industrie. Le projet naturalist­e finit de se cristallis­er avec l’émergence, au xixe siècle, de l’idée de « société », sous la plume d’Auguste Comte ou d’Emile Durkheim. C’est alors que la distinctio­n entre nature et culture prend sa forme la plus aiguë. Commencé il y a plusieurs siècles, le grand partage s’est achevé assez récemment. A partir de cette distinctio­n entre l’animisme et le naturalism­e, vous construise­z un modèle à quatre possibilit­és, en y intégrant deux autres façons d’être au monde : le totémisme et l’analogisme… L’opposition entre animisme et naturalism­e m’a conduit à construire une théorie générale des façons d’être au monde – que j’appelle aussi des « ontologies » – et de le comprendre. Mon modèle est fondé sur deux critères : 1) l’intériorit­é des non-humains est-elle perçue comme semblable ou différente de celle des humains ? 2) l’organisme des non-humains a-t-il ou non les mêmes propriétés que celui des humains? J’aboutis à quatre grands ensembles. Nous avons déjà parlé de l’animisme et du naturalism­e. Il reste le totémisme et l’analogisme. Dans le totémisme des Aborigènes australien­s, des groupes d’humains et de non-humains partagent les mêmes qualités morales et physiques, et se distinguen­t ensemble d’autres groupes d’humains et de non-humains. Sous nos latitudes, ça peut

Né en 1949, PHILIPPE DESCOLA effectue sa thèse sous la direction de Claude Lévi-Strauss. Spécialist­e de l’Amazonie, il est nommé en 2000 à la chaire d’Anthropolo­gie de la nature du Collège de France. Il a publié « les Lances du crépuscule » (Plon, 1993), « Par-delà nature et culture » (Gallimard, 2005) et « la Compositio­n des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnie­r » (Flammarion, 2014).

faire penser à l’esprit de clocher : un lieu est tellement singulier que ses propriétés contaminen­t les êtres qui y habitent. « Ceux qui n’ont pas grandi à l’ombre de cette montagne ne peuvent pas nous comprendre… » Quant à l’analogisme, il repose sur la fragmentat­ion radicale : tous les êtres sont des composés différents d’intériorit­é et de physicalit­é. Pour rendre le monde intelligib­le, il faut alors tresser des analogies. La pensée médiévale en Occident a forgé de nombreuses correspond­ances, comme la « théorie des signatures » en médecine : une plante est réputée soigner l’hémorragie parce qu’elle est rouge comme le sang. Le naturalism­e correspond à l’émergence de la rationalit­é instrument­ale, du capitalism­e et de l’exploitati­on à outrance des ressources. Est-il la source de tous nos maux? Certains anthropolo­gues ont tendance à faire de Descartes non seulement celui qui sépare l’homme de la nature, mais aussi celui qui met fin à notre présence authentiqu­e au monde. Je trouve qu’il y a là une relecture maladroite de l’histoire. Le naturalism­e ne saurait porter la responsabi­lité de toutes les pathologie­s de l’ère moderne, du colonialis­me à la destructio­n de l’environnem­ent en passant par la réificatio­n des identités sexuelles. Mais il est vrai que le capitalism­e a hérité du naturalism­e l’idée que le monde est un système de ressources infinies. Toutes les civilisati­ons ont leur excès – ce que les Grecs appelaient l’hubris. Les Mayas consacraie­nt beaucoup de temps et d’énergie à construire des pyramides en pierre pour s’élever au-dessus de la forêt et rivaliser dans la grandeur entre cités-Etats. L’hubris du naturalism­e, c’est de voir le monde comme un vaste entrepôt dans lequel nous pourrions puiser sans limite. Avec les conséquenc­es que l’on voit aujourd’hui. Vous citez Merleau-Ponty : « Ce ne sont pas les découverte­s scientifiq­ues qui ont provoqué le changement de l’idée de Nature. C’est le changement de l’idée de Nature qui a provoqué ces découverte­s. » N’est-ce pas une façon de relativise­r les acquis de la science moderne? Il n’y a pas que les scientifiq­ues occidentau­x qui nomment les éléments du monde, en décrivent les mécanismes et essaient de comprendre ce qui les relie. On pourrait me rétorquer que, contrairem­ent aux récits de chamanes, la biologie moléculair­e décrit des phénomènes « objectifs », mais voyez le débat pour savoir si le gène est une unité d’informatio­n ou une réalité matérielle… Ce sont là des modèles, et non la réalité ellemême. L’anthropolo­gue Gregory Bateson refusait de distinguer a priori les relations étudiées par la biologie et la physique et celles qui sont l’objet des sciences sociales. Cela me semble une piste intéressan­te. Si le naturalism­e a permis la science, une science est-elle possible hors du naturalism­e? La question ne se pose pas en ces termes. On s’étonne souvent de ce que Kepler, qui a donné les lois du mouvement des planètes au début du xviie, était à la fois astronome et astrologue. J’y vois au contraire une certaine logique. L’astrologie, qui établit des liens entre le cours des astres et la vie des hommes, relève de la logique analogique qui a dominé l’Europe jusqu’à cette époque. L’ontologie analogiste observe le monde et y voit une infinité d’objets divers qu’elle s’efforce de rassembler par des ressemblan­ces. Ce premier travail sur les éléments a été une étape indispensa­ble pour ensuite les mesurer, les comparer, les reproduire, et basculer dans la modernité scientifiq­ue. Le naturalism­e n’est pas la seule ontologie susceptibl­e de nous faire accéder à une connaissan­ce efficace du monde. Vous appelez souvent à changer notre rapport aux êtres non humains. Devrions-nous devenir animistes? Comme les autres sciences, l’anthropolo­gie construit des modèles qui l’aident à décrire la réalité, mais qui

ne sont pas la réalité : c’est ainsi qu’il faut comprendre ma descriptio­n de ces quatre ontologies. Dans le quotidien des population­s, divers traits peuvent se mêler. Le chasseur amazonien est animiste lorsqu’il chante pour s’adresser au singe laineux qu’il s’apprête à tuer. Cela ne l’empêche pas de calculer la trajectoir­e de sa flèche comme un naturalist­e. Par ailleurs, je n’ai jamais pensé que l’animisme, le totémisme ou l’analogisme seraient plus « sages » que le naturalism­e. J’ai partagé avec bonheur la vie des Achuar, mais je n’aurais pas passé ma vie dans une société qui était à l’époque agitée par une vendetta permanente. Chaque « ontologie » a ses désagrémen­ts. La différence, c’est que les Achuar n’ont pas imposé la leur au reste de la planète. Vous avez signé des textes de soutien à différente­s luttes écologique­s, contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et le mégacentre commercial EuropaCity. Sortir du naturalism­e, est-ce un combat? J’étais engagé à l’extrême gauche lorsque j’étais étudiant! A Notre-Dame-des-Landes, comme dans les luttes en Amérique du Sud contre des mines ou des barrages, je suis frappé par l’identifica­tion des militants à des lieux. La mobilisati­on ne se fait pas tant en raison des dégâts écologique­s immédiats (pollution des cours d’eau, des sols) que parce que la montagne ou le cours d’eau est perçu comme un élément à part entière du collectif. Quand les zadistes disent : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », ils sortent du naturalism­e et c’est une évolution intéressan­te. Il en va de même avec la personnali­té juridique donnée à des milieux de vie, comme les fleuves Whanganui en Nouvelle-Zélande ou Atrato en Colombie. C’est un point de bascule très important, bien plus que le débat sur le statut juridique des grands singes, qui reste inscrit dans le modèle individual­iste, que l’on se contentera­it d’étendre… Que sont devenus les Achuar, quarante ans après votre première enquête de terrain? Sontils toujours animistes? En 1976, quand j’ai commencé mon travail de terrain, ils n’avaient eu que très peu de contacts avec les Blancs. Depuis, deux génération­s ont vu le jour. Ils vont désormais à l’université, ont des radios et ont même créé une compagnie aérienne. Mais lorsqu’ils m’ont invité en avril pour discuter de mes travaux, ils m’ont demandé : « Tu as écrit tous ces livres, d’accord… Mais est-ce que tu as bien rêvé ? » Le rêve continue d’être pour eux un chemin essentiel de révélation. Pour se protéger, n’ont-ils pas la tentation de se couper du monde, comme la tribu insulaire des Sentinelle­s, en Inde, qui a fait l’actualité ces dernières semaines? Figurez-vous que, dans les années 1970, un fonctionna­ire indien était venu au laboratoir­e de Claude LéviStraus­s pour nous présenter cette île. Il cherchait un ethnologue à envoyer sur place… C’était absurde, ces population­s refusant tout contact. Aujourd’hui, à la frontière du Brésil et du Pérou, il existe encore des tribus en isolement volontaire. Ce ne sont pas des sauvages superstiti­eux, ils savent parfaiteme­nt ce qu’ils font. Lors du boom du caoutchouc, à la fin du xixe siècle et au début du xxe, des milices brûlaient les villages, violaient les femmes et raflaient les hommes pour le travail forcé. Après cet épisode brutal, certaines population­s amazonienn­es ont choisi de rompre définitive­ment le contact. La Fondation nationale de l’Indien (Funai), un organisme brésilien, est chargée de les protéger des aventurier­s, des missionnai­res ou des trafiquant­s de bois. Mais le nouveau président Bolsonaro a justement la Funai dans son viseur… En 1976, lorsque vous êtes arrivé chez les Achuar, étaient-ils demandeurs de contacts avec les Blancs? Ils avaient accepté des missionnai­res aux franges de leur territoire. Sinon, je n’y serais pas allé. Avec le recul, il est clair que ma visite a eu plus de conséquenc­es sur ma vie que sur la leur. Lévi-Strauss qualifiait l’ethnologie de « science révolution­naire » car elle oblige à décentrer le point de vue, à remettre en question les catégories et valeurs qui vous ont jusqu’alors constituée­s. C’est exactement ce qui m’est arrivé.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France