Qu’est-ce que l’écoféminisme ?
Y a-t-il un lien entre la violence faite aux femmes et celle faite à la nature? En formulant cette hypothèse, Ségolène Royal a donné un écho inattendu à un courant de pensée qui ne cesse de gagner en audience et en légitimité
I l y a quelques semaines, Xavière Gauthier a sursauté en écoutant France-Inter. A l’antenne, Ségolène Royal présentait son dernier livre. A priori, l’ancienne candidate à la présidentielle n’a pas grand-chose à voir avec Xavière Gauthier, figure du féminisme français, spécialiste de la Commune et fondatrice dans les années 1970 de la revue « Sorcières ». Mais lorsque Royal a expliqué que grâce à sa « longue expérience », elle avait pu observer une « vraie ressemblance » « entre les violences faites aux femmes » et celles « faites à la nature », Xavière Gauthier, amusée, a pu prévenir ses amies de plume et de manif : ça y est, l’écoféminisme est en train de percer dans le débat public.
L’écoféminisme est un courant de pensée fondé sur la conviction que sexisme et destruction de l’environnement sont intimement liés. De même que la nature est « féminisée » pour justifier son exploitation par l’industrie, les femmes sont « naturalisées » pour être cantonnées à la maternité. Il ne peut y avoir de combat écologique sans lutte féministe et réciproquement… Et même si Ségolène Royal raconte à « l’Obs » avoir établi cette connexion « sans mettre d’étiquette dessus », sa déclaration n’en témoigne pas moins d’une diffusion de l’idée écoféministe au-delà des sphères militantes. « Quand j’ai commencé à m’y intéresser, le sujet était confidentiel. Depuis, c’est l’explosion. J’ai même vu une coque d’iPhone siglée “Ecofeminist” », rapporte la chercheuse Jeanne Burgart Goutal, qui a participé à un numéro de la revue « Multitudes » consacré à la question.
L’histoire commence en 1974, lorsque Françoise d’Eaubonne publie « le Féminisme ou la mort ». La romancière propose de considérer le féminisme sur un plan « beaucoup plus vaste que celui jusqu’alors envisagé ». Pour elle, le « système mâle » ne fait pas qu’écraser les femmes : il mène l’humanité à la
« surpopulation » et à la « destruction de l’environnement ». Liant surexploitation des ventres et de la Terre, Eaubonne fait écho aux craintes d’une époque marquée par les images de la famine au Biafra et le rapport du Club de Rome.
En France, ses écrits tomberont dans l’oubli, mais ils trouveront un écho dans d’autres régions du monde. Le 17 novembre 1980, aux Etats-Unis un cortège de femmes entoure le Pentagone pour protester contre la course aux armements nucléaires. A la même période, en Inde et au Kenya, des femmes prennent la tête de collectifs pour lutter contre la déforestation. Ces mouvements s’efforcent de défendre les couches sociales défavorisées, plus souvent touchées par la pollution. En décalage avec l’environnementalisme classique, qui met l’accent sur les grands équilibres naturels, ils évoquent la qualité de l’air, de l’eau, du cadre de vie, avec les « mots de la féminité ordinaire : la grossesse, les enfants, la famille, le logement… », note la philosophe Catherine Larrère, dans la revue « Multitudes ».
Dans le champ universitaire, des auteurs ouvrent une hypothèse encore plus large : et si sexisme, racisme, capitalisme et destruction de la nature émanaient d’une même matrice de domination ? Dans « The Death of Nature », publié en 1980, l’Américaine Carolyn Merchant pointe du doigt les religions patriarcales et la science moderne. Si la métaphore de la Terre « mère nourricière » a d’abord freiné les ardeurs productivistes, elle s’est retournée avec la révolution scientifique des xviie et xviiie siècles. Dans le vocabulaire employé par les penseurs comme Bacon, la planète doit être « dominée », il faut en « pénétrer les secrets », en « fouiller les entrailles ». Des oppositions s’instaurent : culture/nature, homme/ femme, civilisé/sauvage.
Dans un premier temps, l’écoféminisme est accusé de reconduire l’idée que la femme serait par essence plus proche de la nature. En effet, si beaucoup de militantes insistent sur le fait que ce lien n’est qu’historique, d’autres sont plus ambiguës et laissent entendre – ou parfois même affirment – que les cycles menstruels ou le fait de pouvoir donner la vie déterminent le rapport des femmes au monde. Dans l’Hexagone, le rejet est particulièrement marqué. « Le féminisme français est très empreint de matérialisme ou d’universalisme républicain. Dans les deux cas, l’articulation entre “femme” et “nature” est vue comme éminemment suspecte », détaille la philosophe Emilie Hache, qui a coordonné l’anthologie « Reclaim », recueil de textes écoféministes (paru en 2016 chez Cambourakis dans la bien nommée collection… « Sorcières »).
Pour répondre, des écoféministes mettent en avant la notion d’« essentialisme stratégique ». Développé au sein des mouvements postcoloniaux, cet outil vise à surmonter ce qui ressemble à une aporie. Comment revendiquer des droits « en tant que femmes » ou « en tant que Noirs » si les catégories de « femme » et de « Noir » ne sont que des constructions sociales façonnées et manipulées par les dominants? La solution consiste à utiliser ces étiquettes tout en reconnaissant leur ambivalence. Certes, la féminité tient plus du discours que de la réalité biologique, il n’en reste pas moins qu’elle influence nos comportements et qu’elle peut être mobilisée politiquement. Les écoféministes entendent ainsi réhabiliter des valeurs (bienveillance, sensibilité) qui ont été atrophiées chez les hommes et encouragées chez les femmes. Elles espèrent aussi en finir avec la phobie du corps qui traverse, selon elles, une partie du féminisme.
Si beaucoup s’en tiennent à une critique politique, certaines vont se rapprocher, à partir des années 1970, du mouvement néo-païen Wicca. Suivant le conseil de l’Américaine Carol P. Christ pour qui « les systèmes symboliques » des monothéismes « doivent être remplacés », des « sorcières » d’un nouveau genre développent des rituels célébrant la Déesse, image d’une nature vivante. Elles s’intéressent à des cultes ou concepts tels que la prakriti, en Inde, ou la pachamama dans la cordillère des Andes. Contre la « mise à distance », elles célèbrent, avec leur principale représentante, Starhawk, « l’immanence », c’est-à-dire « l’attention au monde, et à ce qui le compose », un monde « dynamique, interdépendant et interactif, animé par des énergies en mouvement ».
Ce tournant « spirituel » est lui aussi vivement critiqué. En 1991, l’Américaine Janet Biehl parle « d’une force régressive, empreinte d’irrationalisme ». La focalisation sur la transformation intérieure viderait les luttes de leur dimension politique et la méfiance visà-vis du progrès verserait dans un conservatisme technologique. Mais depuis, cette tension entre une veine « politique » et une autre « spirituelle » s’est aplanie, estime Jeanne Burgart Goutal. La Déesse peut être vue comme un mythe mobilisateur qui préfigure des changements politiques. Par ailleurs, les écoféministes dites « spirituelles » n’hésitent plus à convoquer la science pour appuyer leur propos, y compris la physique quantique, science des « flux d’énergie », par opposition aux « matières mortes » de la physique newtonienne.
Aujourd’hui, une partie des hypothèses de l’écoféminisme sont devenues courantes. L’élection de Donald Trump « a exemplifié jusqu’à la caricature l’articulation entre sexisme, racisme et climatoscepticisme », souligne Pierre Charbonnier. Chercheur au CNRS, il estime que l’écoféminisme constitue « un solide rempart contre les tentatives de récupération de l’écologie par des mouvements conservateurs ». Il rappelle toutefois qu’« au
xxe siècle, l’émancipation des femmes s’est aussi en partie faite à travers la consommation de masse » et que « les sociétés animistes », parfois idéalisées dans certaines franges du mouvement, « ne sont guère plus tendres envers les femmes ».
“L’ÉCOFÉMINISME CONSTITUE UN SOLIDE REMPART CONTRE LES TENTATIVES DE RÉCUPÉRATION DE L’ÉCOLOGIE PAR DES MOUVEMENTS CONSERVATEURS.” PIERRE CHARBONNIER, chercheur au CNRS