La nouvelle vague hippocratique
Un mois après le succès d’“HIPPOCRATE”, la série de Thomas Lilti, DAVID ROUX situe son premier film en milieu hospitalier. Enquête sur un genre en vogue : la FICTION MÉDICALE et l’art, au cinéma, de réparer les vivants
I l faut faire une PL, on attend l’anapath, que donne l’ECBU? Nous n’avons jamais été aussi nombreux à savoir que ce sabir, digne d’un épisode de « Star Trek », appartient au jargon hospitalier. La faute à Thomas Lilti, médecin généraliste devenu réalisateur, l’homme qui a popularisé la fiction médicale en France avec « Hippocrate », le film puis la série (diffusée avec succès en décembre dernier sur Canal+, elle aura droit à une deuxième saison). Sans lui, David Roux aurait-il pu signer « l’Ordre des médecins », où Jérémie Rénier joue un pneumologue confronté à l’hospitalisation de sa mère (Marthe Keller) dans un service voisin du sien? « Le sujet revenait sans cesse lors de la recherche de financement, de façon tantôt négative, tantôt positive, raconte David Roux. Certains y voyaient un genre à la mode et pensaient qu’il y avait un sillon à creuser. D’autres prétextaient qu’il y avait déjà eu “Hippocrate”, et il fallait les convaincre que le film était différent. » Il l’est. S’il se déroule à 95% dans l’enceinte d’un CHU, le drame sobre et remuant de David Roux se concentre sur les dilemmes qui agitent un professionnel de la santé impuissant face à la grave maladie de sa mère. De lieu de travail et de surmenage, qui se doit d’être dégagé de tout affect, l’hôpital se transforme pour lui en zone d’introspection personnelle, de réinvestissement familial et amoureux.
« L’Ordre des médecins » n’est pas directement autobiographique : David Roux s’est inspiré de l’expérience d’un de ses trois frères, lui aussi pneumologue. « L’hôpital, c’est l’endroit où j’allais voir mes parents au travail. Et le sujet qui s’invitait tous les soirs au dîner », précise le réalisateur. Son père était embryologue, et sa mère, parasitologue, tous deux chefs de service à Saint-Antoine, à Paris, là où cette dernière est décédée d’un cancer en 2012. Dans « l’Ordre des médecins », le Dr Chaykine (Jérémie Rénier) au chevet de sa mère (Marthe Keller). Au contraire de Thomas Lilti, autre fils de médecin, David Roux n’a jamais visé le caducée. Journaliste de théâtre, il entamait l’écriture de « l’Ordre des médecins », au sein de l’atelier scénario de l’école de cinéma la Fémis, lorsque « Hippocrate » est sorti. « Cela m’a occasionné quelques nuits d’angoisse. J’avais très peur de voir le film. J’ai envoyé des amis en éclaireurs puis j’ai fini par y aller. Qu’il réussisse à prendre en charge la réalité socio-économique de l’hôpital, les tensions budgétaires et hiérarchiques entre les différents corps de métier, choses que mon scénario évoquait au départ, cela m’a soulagé. Je me suis dit : “OK, maintenant les gens savent, je n’ai plus besoin de les traiter”, et j’ai pu aller sur un terrain plus personnel, me concentrer sur le coeur de mon film : la relation entre le fils médecin et sa mère malade. » DES “HOMMES EN BLANC” À “MÉDECIN DE CAMPAGNE” La sortie de « l’Ordre des médecins », après « Patients », de Grand Corps Malade et Mehdi Idir, « Réparer les vivants », de Katell Quilléveré, « la Fille de Brest », d’Emmanuelle Bercot, et les trois
films de Thomas Lilti – « Hippocrate », « Médecin de campagne » (incarné par François Cluzet) et « Première Année » (Vincent Lacoste et William Lebghil en fac de médecine), chacun millionnaire en entrées –, est le signe d’un intérêt croissant et inédit du cinéma français pour l’univers des blouses blanches. Il serait, en revanche, hâtif de conclure à une vague comparable à celle qui s’empara du genre policier quand des ex-flics rendirent leur arme de service pour écrire des scénarios (Simon Michaël avec « les Ripoux », Michel Alexandre avec « L.627 »), voire, comme Olivier Marchal, pour les réaliser. L’ambition de mettre en scène n’ayant pas encore gagné Michel Cymes, Thomas Lilti est, à ce jour, notre seul cinéaste-médecin. Ne lui parlez pas de « docploitation » – comme on parle de blaxploitation (séries B à destination du public noir) ou de sexploitation (films exploitant les penchants libidineux du spectateur) – pour suggérer qu’il a trouvé un filon, il vous rétorquera qu’on n’a jamais reproché à Hitchcock de s’être spécialisé dans le thriller. Lilti nourrit d’autres types de projets, à l’image de son premier long-métrage, « les Yeux bandés », avec Guillaume Depardieu en taulard sortant de prison. Mais le succès de tous ses films hippocratiques, auquel s’ajoute celui de sa série, l’a cantonné dans ce domaine. « Il a réussi à s’affranchir des modèles anglo-saxons pour montrer une réalité française, complexe, du métier », analyse David Roux.
On est loin des premiers films sur l’art de soigner derrière lesquels se cachaient des médecins-romanciers : l’Ecossais A. J. Cronin, adapté notamment par King Vidor, en 1938, dans « la Citadelle », ou le Français André Soubiran, dont les ouvrages ont inspiré « les Hommes en blanc », un ancêtre de « Médecin de campagne », et le « Journal d’une femme en blanc », de Claude Autant-Lara, plaidoyer pour l’avortement prisé par Bertrand Tavernier. Urgences et maladies chroniques, rapports entre soignants et patients, histoires de famille et de coeur. « Le milieu médical, c’est la vie », pointe le médecin et écrivain Martin Winckler, qui y voit surtout un précieux vecteur de critique sociale et politique. D’où l’attrait qu’il exerce sur quelques grands cinéastes – citons Akira Kurosawa (« Barberousse », « l’Ange ivre »), Robert Altman (« M*A*S*H », « Docteur T et les femmes ») ou David Cronenberg, le Francis Bacon des germes pathogènes (« Faux-semblants », « Chromosome 3 ») – et sur les acteurs adeptes de sujets engagés comme Vincent Lindon (« Augustine », « la Permission de minuit ») ou Albert Dupontel, ex-étudiant en médecine (« la Maladie de Sachs », « Du bleu jusqu’en Amérique »). David Roux, pour préparer « l’Ordre des médecins », n’a revu qu’un film du genre : « Docteur Françoise Gailland » avec Annie Girardot en praticienne qui se découvre une tumeur au poumon, rôle qui lui valut un césar en 1977. Doyens ou débutants, nuls ou compétents, sympas ou méprisants, on a vu toutes sortes de médecins à l’écran. Une chose les réunit : ils alternent entre le stéthoscope et la clope!
« Qu’on les redoute ou pas, l’hôpital, la maladie, la mort sont des choses auxquelles on devra tous faire face, note David Roux. Il y a une dimension cathartique dans le fait de s’y mesurer par récit interposé. C’est un moyen d’en avoir moins peur, de vivre un peu plus harmonieusement avec. “Hippocrate” ou “La guerre est déclarée”, de Valérie Donzelli, qui se passe beaucoup à l’hôpital, sont des films plutôt chaleureux. J’espère que mon film
est aussi plus lumineux que son sujet ne le laisse croire. » On voit peu Jérémie Rénier exercer dans « l’Ordre des médecins », titre trompeur qui renvoie non pas à l’organisation institutionnelle, mais à sa part sacerdotale : on entre dans un ordre, on prête serment, on met une robe. « Sauf à être chirurgien ou urgentiste, en hôpital, le médecin passe plus de temps à faire de la paperasse qu’à jouer les héros, note David Roux. Il est avant tout détenteur d’un savoir qui permet de diagnostiquer et de prescrire. » Pas exactement ce à quoi nous ont habitués les séries télévisées depuis qu’en 1961 le Dr Kildare, interprété par Richard Chamberlain, a fait craquer celles qu’on n’appelait pas encore les ménagères de moins de 50 ans. DE “HÔPITAL CENTRAL” À “DR HOUSE” C’est un fait : la fiction médicale marche mieux à la télé qu’au cinéma, son écriture, en particulier celle de la chronique hospitalière, étant adaptée à la forme feuilletonnante. Depuis son apparition, quasi simultanée à celle de la télévision, dans les pays anglosaxons, elle s’est déclinée dans tous les genres : soap (« Hôpital central », « Grey’s Anatomy »), drame réaliste (« St. Elsewhere », « Bodies »), historique (« The Knick »), policier (« Dr House »), comédie (« M*A*S*H », « Scrubs », « Nurse Jackie »). En France, on se souvient surtout de « Médecins de nuit » (1978-1986), coécrit par Bernard Kouchner, et de la potache série « H », où l’hôpital ne servait que de décor aux délires de Jamel Debbouze et du duo Eric et Ramzy. « Il y a un problème commun à toutes les séries dans notre pays, analyse Martin Winckler : l’écriture des fictions télé ne s’est pas industrialisée comme aux Etats-Unis ou en Angleterre, les scénaristes sont mal payés, souvent censurés par les producteurs ou par les chaînes. C’est moins vrai aujourd’hui, mais on a un gros retard à rattraper. Le deuxième problème, c’est que pendant très longtemps on n’a pas pu faire de critique sociale à la télévision française. Contrairement à l’anglaise, où cela existe depuis toujours, et à l’américaine depuis les années 1980. »
Fort du succès de son roman « la Maladie de Sachs », adapté au cinéma par Michel Deville il y a pile vingt ans, Martin Winckler s’est vu régulièrement sollicité pour écrire des séries. « Notamment des adaptations de mes livres “le Choeur des femmes” et “les Trois Médecins”. Cela n’a jamais marché. En 2000, j’ai travaillé sur la suite de “Docteur Sylvestre” (diffusée sur France 3), intitulée « le Remplaçant ». Quand j’ai commencé à leur dire qu’il fallait en faire une remplaçante, parce que 80% des étudiants en médecine sont des femmes, et que les conflits seraient plus intéressants si c’était une Noire ou une musulmane, on m’a remercié. Il n’y a pas moins de deux ans, on m’a proposé d’écrire une série sur un cabinet médical de ville. En vain : les chaînes trouvaient toujours plein d’objections. On ne peut pas faire de série médicale sans parler des conditions de travail dans les hôpitaux, de la pauvreté ou des violences conjugales. C’est devenu possible grâce à Thomas Lilti, mais on en est aux balbutiements. » Signe révélateur : Lilti voulait dès le départ faire d’« Hippocrate » une série, mais, faute d’avoir convaincu les chaînes, il l’a d’abord adapté pour le cinéma. A l’inverse, Michael Crichton avait initialement proposé « Urgences » comme projet de film à Steven Spielberg, qui cherchait alors à développer son activité de production à la télévision. On connaît la suite : Spielberg réalisa « Jurassic Park », adapté d’un roman de Crichton, « Urgences » devint une série. L’un et l’autre furent des cartons historiques.