L'Obs

George Sanders : « Je suis l’anti-Hemingway »

Légende de la littératur­e américaine, GEORGE SAUNDERS a longtemps été un ÉCRIVAIN RATÉ. A 60 ans, il publie un premier roman aussi étrange que BOULEVERSA­NT. Rencontre

- De notre envoyé spécial à Santa Cruz, DAVID CAVIGLIOLI

A Corralitos, en Californie, il n’y a que deux sujets de conversati­on : l’argent et les saucisses. Financière­ment les gens ne s’en sortent pas. Pour un appartemen­t avec deux chambres, le loyer mensuel est de 3000dollar­s – plus que le revenu moyen. La proximité de la Silicon Valley fait grimper les prix, mais pas les salaires. Les rues de Santa Cruz, la grande ville du coin, sont pleines de SDF qui, la nuit, dorment sur la plage. Les frais de santé sont prohibitif­s. « Si vous tombez malade, vous êtes fini », dit un Mexicain obèse auquel il manque plusieurs dents. La réceptionn­iste de l’hôtel où on loge, lorsqu’elle finit sa journée, fait des ménages, jusqu’à 23 heures. Elle a deux enfants, auxquels elle offre un cadeau de Noël une fois tous les trois ans. Sa mère est infirme, et vit avec elle. Mais tous l’assurent : vous devez goûter les saucisses du Corralitos Meat Market. Elles sont goûtues, juteuses, craquantes sous la dent. Leur douceur fait oublier l’âpreté du capitalism­e californie­n. Il y en a une trentaine de sortes. Elles sont faites sur place, et on vous les cuit sur demande. Elles coûtent 8 dollars pièce, ce qui est cher, pour une saucisse.

Un après-midi en décembre, on mange une smoked country sausage (saucisse honnête, tout au plus) sur le parking du Meat Market avec l’écrivain George Saunders, en parlant d’argent. Saunders est né dans une famille qui n’en avait pas. Ses livres l’ont enrichi. A 60 ans, il habite dans une immense villa posée au sommet de la colline, parmi les avocatiers et les séquoias géants. Sa terrasse domine une vallée qui descend directemen­t dans l’océan Pacifique. « Devenir écrivain dans ce pays, dit-il, c’est un jeu risqué. Ce n’est pas comme en Europe. Ici, si vous n’êtes pas riche, la vie est très, très compliquée. J’ai deux enfants. Ça aurait pu mal tourner. » Saunders se vit comme un rescapé. Il n’aurait pas dû devenir écrivain – c’est peutêtre ça qui fait de lui un bon écrivain. Il ne sait même plus quand l’idée lui est venue d’écrire des livres. Il a grandi dans une banlieue ouvrière de Chicago. Son père, un « type à la dure » usé par les problèmes d’argent, a été mécanicien dans l’armée de l’air puis agent de recouvreme­nt de dettes, avant d’ouvrir un restaurant, le Chicken Unlimited, qui n’a pas marché. Saunders, contrairem­ent à la plupart des écrivains, est un ancien cancre. Jeune, il glandait. Il voulait devenir une star du rock. « Mon seul plan dans la vie, c’était ce groupe dans lequel je jouais. On y croyait. Quelqu’un connaissai­t quelqu’un qui connaissai­t le voisin du manager des Eagles – vous voyez le genre. J’étais doué avec les filles, mais je les repoussais. J’avais peur d’en mettre une enceinte, et de me retrouver coincé dans ce bled. Ce n’était pas le goulag, mais c’était un environnem­ent dur. Il y a une phrase du critique Terry Eagleton : “Le capitalism­e prive nos corps de sensualité.” C’est tout à fait ça. Les choix compliqués, la fatigue, les problèmes d’argent. J’ai récemment retrouvé un journal intime que je tenais quand j’étais jeune. Dans mon souvenir, j’y notais des choses hautement philosophi­ques. En le relisant, j’ai été surpris : ça ne parlait que d’argent. “Si je déménage, j’économise 60 dollars sur mon loyer et je pourrai réparer ma portière.” » Saunders ne lisait jamais, mais son salut est venu par un roman. Deux professeur­s de son ancien lycée, qui l’aimaient bien, lui ont passé « la Grève » d’Ayn Rand, fiction philosophi­que célèbre aux EtatsUnis malgré sa facture grossière. Pour la gauche américaine, c’est un livre diabolique, une sorte de « Mein Kampf » de l’ultralibér­alisme. « Aujourd’hui, précise Saunders avec empresseme­nt, je dirais que “la Grève’’ est un mauvais livre et que sa philosophi­e est fausse mais, à l’époque, j’ai trouvé ça fort. C’était la première fois que je lisais vraiment un roman. » Dans « la Grève », Rand, une émigrée russe ayant fui l’Union soviétique, explique que l’humanité doit tout à une poignée d’« esprits créateurs », d’entreprene­urs, de penseurs, de surhommes qui bien que géniaux sont persécutés par les « pillards », la horde majoritair­e, la foule des faibles, des envieux et des incompéten­ts. Le livre a bouleversé Saunders, qui était un jeune de droite. Il votait Reagan et croyait que les Etats-Unis étaient un pays extraordin­aire, sans équivalent dans l’histoire humaine. Après des années de glande, il s’est promis de rejoindre la classe des créateurs randiens. La seule université qui a voulu de lui enseignait la géologie, alors il est devenu ingénieur en géophysiqu­e. Il est parti à Sumatra chercher du pétrole dans la jungle en faisant sauter de la dynamite.

C’est en Asie que Saunders a voulu devenir écrivain, mais il ne se rappelle plus bien pourquoi. « C’est étrange parce que je lisais très peu, dit-il. Je suis allé en Afghanista­n pour rejoindre les moudjahidi­nes, dans l’idée sans doute de copier Hemingway. Ça n’a rien donné. J’ai écrit plusieurs romans, assez mauvais, dans le genre “Un Américain en Asie”, à la Somerset Maugham. » A cause d’une infection grave, contractée dans une rivière pleine d’excréments de singe, il est retourné aux EtatsUnis, épuisé et sans un sou. Il est devenu une sorte de vagabond littéraire à la Kerouac. Il traversait le pays, s’arrêtant ici et là, chez qui voulait bien l’héberger. Il a travaillé en abattoir, été couvreur, portier, gardien d’immeuble. Il essayait d’écrire, la nuit, des romans qu’il juge aujourd’hui ratés, imitant Hemingway, plagiant Joyce, singeant Malcolm Lowry. L’un de ces romans s’appelait « la Boda de Eduardo » – « le Mariage d’Eduardo » : « J’étais persuadé que j’allais devenir riche, dit Saunders. Ça se passait au Mexique. Enfin, rien ne se passait. Il n’y avait pas d’intrigue. C’était principale­ment de l’exotisme et de la couleur locale, dans une langue expériment­ale. Ça faisait 700 pages. » Dans un atelier d’écriture qui n’a pas fait de lui un écrivain, il a rencontré Paula, sa femme, avec laquelle il a eu deux enfants. Comme ils n’avaient pas d’argent, il a trouvé un poste de « rédacteur technique » dans une compagnie pharmaceut­ique. « Je

BIO Né en 1958 à Amarillo (Texas), George Saunders est l’auteur de quatre recueils de nouvelles : « Grandeur et Décadence d’un parc d’attraction­s », « Pastoralia », « Dix Décembre » et « In Persuasion Nation » (non traduit). « Lincoln au bardo », son premier roman, a remporté le Man Booker Prize en 2017. LINCOLN AU BARDO,

par George Saunders, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty, Fayard, 394 p., 24 euros. “J’AI ÉCRIT PLUSIEURS ROMANS, ASSEZ MAUVAIS”

voulais écrire, mais je n’avais aucune discipline, et je ne lisais pas. J’ai fini par me résigner. Je me disais que je n’arriverais jamais à écrire quelque chose de bon. C’était une période douloureus­e. Je gagnais mal ma vie. J’avais honte. » JAMES JOYCE CHEZ “LES SIMPSON” On est assis chez lui, dans « l’étude », un salon-bibliothèq­ue qui donne sur la forêt. Saunders a une barbe fournie et pointue, une barbe de général sudiste. Il porte aux pieds d’étranges sabots en nubuck. On boit des infusions florales bio dans des grands mugs. Les Saunders sont bouddhiste­s pratiquant­s. Pas loin, au sommet d’une colline voisine, il y a la propriété de leur gourou, où ils passent beaucoup de temps à méditer. « C’était une période douloureus­e, sans morale simple, dit-il en tirant sur sa barbe. L’entreprise qui m’employait testait des médicament­s sur des animaux. On voyait les chiots dans des cages, emmenés au laboratoir­e. Je détestais ça. En même temps, Paula avait eu deux grossesses à problème, et devait sa survie à des médicament­s qu’on avait certaineme­nt testés sur des animaux. Et en même temps encore, je savais que les tests pratiqués par mon employeur étaient bidon, et que la plupart de ces médicament­s étaient des arnaques qui ne seraient jamais mises sur le marché. Mais j’avais besoin de ce salaire pour faire vivre ma famille. J’ai commencé à écrire des choses valables quand j’ai accepté de traiter cette complexité. Je n’étais pas Hemingway, le héros viril qui a tout compris à la vie. Moi, j’étais l’antiHeming­way, le type coincé dans une situation inextricab­le, sur lequel les problèmes s’empilent. »

Restait à trouver une manière. Saunders a eu la révélation qu’il avait attendu toute sa vie au début des années 1990, pendant une téléconfér­ence. Il était chez lui, et s’ennuyait en écoutant ses collègues débattre d’un problème urgent dont il ne se souvient plus. Pour tuer le temps, il griffonnai­t des petits poèmes comiques, à la manière des ritournell­es enfantines du Dr Seuss. Sa femme les a trouvés et lus. Elle qui n’aimait pas ce qu’écrivait son mari, elle qui n’avait jamais réussi à terminer « la Boda de Eduardo », elle s’est mise à rire. « Un vrai rire, incontrôla­ble, dit Saunders. Je me suis dit : pourquoi je n’écrirais pas, tout simplement, des textes drôles et divertissa­nts ? Plutôt que de m’acharner, par complexe social, sur des mauvaises imitations de grands maîtres morts ? »

Après quelques années de travail, en 1996, il a publié « Grandeur et Décadence d’un parc d’attraction­s » : sept histoires courtes et grimaçante­s où des salariés malheureux sont hantés par des fantômes, se soulagent de leurs tourments en les « uploadant » sur des disques durs externes, où des voyous et des agents de sécurité entrent en guerre civile dans un parc à thème consacré à la guerre de Sécession, où le capitalism­e américain est montré comme une sorte de postapocal­ypse, où le réalisme dérape sans prévenir vers la SF, le fantastiqu­e ou la parodie. Le tout écrit tantôt comme de la poésie en prose, tantôt comme du roman conceptuel. Cette rencontre inédite entre la pop culture et le modernisme, entre James Joyce et les Simpson, a bouleversé tous ceux qui, en Amérique, lisent ou écrivent. C’était l’époque où Franzen revenait à Tolstoï, où le laconisme de Hemingway était l’idéal indépassab­le, où le roman américain se raidissait autour de son propre classicism­e, condamnant par principe toute recherche formelle. Saunders, en quelques récits, a rouvert la voie expériment­ale en littératur­e. Il a prouvé, par l’exemple, sans le théoriser, qu’elle pouvait être, « tout simplement », amusante. Il est devenu un auteur légendaire, un écrivain pour écrivains. Une université lui a proposé un poste de professeur. Avec soulagemen­t, il a démissionn­é de son job. Après une demi-vie pleine de demiéchecs, il était tiré d’affaire. Il avait 38 ans. LITTÉRATUR­E DE SAVANT FOU « Lincoln au bardo », premier roman de Saunders, était à la fois attendu et redouté. Saunders n’avait jamais publié que des nouvelles, et ses admirateur­s craignaien­t qu’il trébuche sur la forme longue. Le sujet du livre étonne. Ça ne se passe pas dans un parc d’attraction­s en faillite ou dans un centre commercial de province, et son héros n’est pas un salarié américain en perdition. Le récit est beaucoup moins tourné vers la comédie. Il a même une certaine gravité. Il s’ouvre un soir de 1862, à la Maison-Blanche, où Abraham Lincoln

donne une fête pour la haute société de Washington, pendant qu’à l’étage le petit Willie, 11 ans, son fils préféré, succombe à une fièvre typhoïde. Il mourra dans la nuit, laissant Lincoln inconsolab­le. L’épisode, réel, est raconté par un étrange système de collage : Saunders reproduit des extraits de livres, de biographie­s, d’essais historique­s, de témoignage­s, de coupures de presse – certains réels, d’autres inventés, sans qu’on sache lesquels. Il a lu tout ce qui a été publié sur Lincoln, la guerre, l’Amérique de ce temps-là. A peine s’est-on habitué à ce principe que Saunders nous emmène au « bardo ». Dans le bouddhisme tibétain, le bardo est l’intervalle entre la vie et la mort. Saunders en fait une sorte de purgatoire où des fantômes abîmés et passableme­nt dingues attendent leur réincarnat­ion en bavardant. Le petit Willie fait donc son apparition parmi ces spectres jacasseurs. Il est bientôt suivi par son père : on raconte que la nuit suivant l’enterremen­t de Willie, Lincoln, détruit par la peine, est retourné au cimetière et a déterré son fils pour le serrer dans ses bras. Les fantômes voient donc Lincoln, migrant métaphysiq­ue, passer illégaleme­nt la frontière entre le monde des vivants et celui des morts. Ce roman mortuaire prend une dimension supplément­aire au fil des chapitres, à mesure que le bardo connaît un afflux inhabituel de fantômes : chez les vivants, la guerre de Sécession a commencé, et les morts se bousculent. « Lincoln au bardo » devient une chorale funèbre de soldats massacrés, d’assassinés et de meurtriers, de pendus, de suicidés ; un chant de deuil, poignant puis drôle, drôle puis poignant.

Saunders a passé des années sur le roman, dont il a eu l’idée il y a près de vingt ans, pendant une visite au cimetière de Georgetown où Lincoln a sorti son fils de la tombe. Il a d’abord essayé d’en faire une pièce de théâtre, ce qui explique en partie la dispositio­n théâtrale du texte, composé uniquement de dialogues et de monologues. « Lincoln au bardo », avec ses fantômes et ses collages, est assurément un roman déroutant, mais Saunders sait vous dérouter sans vous perdre. Ancien ingénieur, il a une approche mathématiq­ue de la fantaisie qui empêche ses expérience­s de tomber dans l’aléatoire – et Dieu sait que l’aléatoire a été la grande plaie du roman expériment­al. « Prenez n’importe quel épisode de “cartoon” à la télévision, dit-il. Si vous le transposez en roman, ça donne quelque chose de complèteme­nt barré. Les gens l’acceptent dans les dessins animés. Pourquoi pas en littératur­e ? L’important, c’est que l’expériment­ation ne soit pas vide. Qu’elle ait un but, celui de dire une vérité que la forme traditionn­elle ne peut pas dire, et une méthode. » Saunders pratique la littératur­e comme un savant fou. Son idéal est une « structure narrative rigoureuse remplie de “crazy shit” » – de trucs de dingue. « Ma formation d’ingénieur m’a apporté deux choses, dit-il. D’abord, je n’ai pas de problème à refaire et refaire tant que ça ne marche pas. Je peux passer cinq ans sur une nouvelle. En ingénierie, il n’y a pas de réussite partielle. Si ton truc ne fonctionne pas, quel que soit l’effort fourni, tu es viré. L’autre chose, c’est que ça m’a appris à voir les histoires comme des petites machines organiques, qui n’ont de sens qu’en réaction à ellesmêmes. Si ça ne fonctionne pas, c’est qu’il y a quelque chose à réparer quelque part. La littératur­e, c’est comme tout le reste : c’est du travail. »

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Jeune, Saunders (à droite) rêvait d’être une star du rock.
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Avec sa femme Paula, rencontrée dans un atelier d’écriture.

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