L'Obs

de Jérôme Garcin

- J. G. Par JÉRÔME GARCIN

Avant d’être un film de Joachim Lafosse (en salles le 23 janvier), « Continuer » est un roman de Laurent Mauvignier (Minuit, 2016), un écrivain qui compose depuis vingt ans une oeuvre majeure, où résonnent le bruit et la fureur de la guerre d’Algérie, du stade du Heysel ou de la centrale de Fukushima. Au contraire, « Continuer » est le récit silencieux d’une aventure rédemptric­e : une mère, Sybille, qui a le sentiment d’avoir raté sa vie, emmène son fils, Samuel, qui a déjà envie de détruire la sienne, au Kirghizist­an, pour un long trek équestre dans une steppe où « celui qui n’a pas de cheval n’a pas de pieds ». Seule manière de sauver un fils mutique qui se la joue skinhead et s’enferme derrière son casque audio. De l’ample roman de Mauvignier, dépouillé de ce qui précède et suit le voyage, le réalisateu­r de « l’Economie du couple » a gardé l’essentiel : cette randonnée aux trois allures, dans des paysages lunaires, au cours de laquelle se reforme peu à peu le lien distendu entre une femme brisée et un ado dégoûté de tout. Virginie Efira, impression­nante, porte sur ses épaules toutes les souffrance­s et tous les espoirs de Sybille. Et on oublie vite que Kacey Mottet Klein est trop âgé pour incarner le rebelle de 16 ans décrit par Mauvignier tant il exprime sa rage contenue, sa sauvagerie intérieure, son agressivit­é sans emploi. On aime dans le film ce qu’on aime dans le roman : l’art de déplacer un conflit intime dans de grands espaces, d’offrir des perspectiv­es cavalières à ce couple éternel et fondateur. Bon exemple de ce que la littératur­e peut apporter au cinéma, de ce que le cinéma peut ajouter à la littératur­e. D’où le regret qu’on éprouve à voir surgir aujourd’hui quelques méchantes rumeurs. Ainsi l’écrivain-voyageur Cédric Gras reproche-t-il à Joachim Lafosse d’avoir acheté les droits de « Continuer », mais pas ceux de « Dans les pas du fils », un livre, paru au même moment, dans lequel Renaud François relatait son expédition, à cheval, avec son fils, à travers le Kirghizist­an. Cette expérience avait donné lieu, deux ans plus tôt, à un reportage de Pascale Kremer dans « le Monde », dont Mauvignier reconnaît, en exergue de son roman, s’être inspiré. Or, ce qui compte, ce n’est pas le fait-divers, c’est la manière dont un écrivain, fût-il sédentaire, le métamorpho­se en pure littératur­e et dont un réalisateu­r le magnifie à l’écran. Lafosse a donc eu raison d’ignorer ce faux procès. Il a bien fait de continuer. Beau verbe, décidément.

Newspapers in French

Newspapers from France