L'Obs

DIX RAISONS DE S’ALARMER

Non, la planète finance ne s’est pas calmée depuis l’explosion de 2008. Elle s’est transformé­e. De nouveaux points chauds sont apparus, qui inquiètent de plus en plus experts et organismes de surveillan­ce

- Par CLÉMENT LACOMBE

1 AUX ÉTATS-UNIS, LA FIN ATTENDUE D’UNE ÉPOQUE

De prime abord, l’économie américaine est en super forme. A la mi-2018, les Etats-Unis ont même affiché un rythme de croissance de 4,2% sur un an, tandis que le taux de chômage est descendu à un niveau jamais atteint depuis 1969 (3,7%). Mais beaucoup d’observateu­rs redoutent la fin d’un « cycle », débuté après la grande crise financière née de la faillite de Lehman Brothers en 2008. Fin 2018, le pays a bouclé son 114e mois consécutif de croissance, à quelques encablures du record de 120 mois constaté entre 1991 et 2001. Une expansion qui ne peut pas durer éternellem­ent. Problème supplément­aire, la croissance des derniers trimestres a été fortement alimentée par les baisses d’impôt voulues par Donald Trump qui a laissé filer parallèlem­ent le déficit public. « Ce n’est pas une bonne idée, loin de là, de faire de la relance en fin de cycle, raconte le patron d’une grande banque. Vous utilisez des munitions qui auraient été mieux utilisées plus tard. »

2 L’ÉCONOMIE MONDIALE ACCRO À LA DETTE

La grande crise financière de 2008 a d’abord été une crise de la dette – celle de ménages américains peu ou pas solvables à qui les banques avaient accordé une montagne de crédits. Pour contenir cette explosion et lutter contre la récession, la principale réponse fut… encore plus de dette. Publique, bien sûr, à cause des fins de mois devenues plus difficiles pour les Etats. Mais aussi privée – celle des entreprise­s et des ménages. En 2017, l’endettemen­t mondial a ainsi atteint le record de 184 000 milliards de dollars, un niveau 40% plus élevé qu’avant la crise des subprimes. Un phénomène qui n’est plus réservé aux seuls pays développés : l’endettemen­t total en Chine est passé de 130% de son PIB en 2008 à 260% aujourd’hui… « Plus la dette est importante, plus la fréquence des crises financière­s est forte, plus les effets sur la croissance à long terme sont négatifs », explique Patrick Artus, le directeur de la recherche économique de la banque Natixis. 3 LA GUERRE COMMERCIAL­E AURA BIEN LIEU A peine 2% de l’ensemble du commerce mondial : voilà ce que représente­nt les échanges entre la Chine et les Etats-Unis. Une paille ? Oui, mais le spectre d’une longue guerre commercial­e entre les deux pays risque de porter un sacré coup à toute l’économie mondiale. Parce que les produits chinois visés par la hausse des droits de douane américains peuvent avoir été assemblés en Chine avec des composants venant d’autres pays, qui en seront les victimes indirectes. Et aussi parce que les producteur­s des biens visés essaieront de les écouler ailleurs qu’aux EtatsUnis, tirant du coup les prix mondiaux à la baisse. Alors que le taux moyen des droits de douane aux Etats-Unis n’avait cessé de baisser ces trente dernières années, il est brutalemen­t remonté depuis l’élection de Trump : il tutoie celui du milieu des années 1970. Et si jamais Trump mettait à exécution sa menace de taxer l’ensemble des importatio­ns chinoises, les droits de douane seraient à un niveau jamais vu depuis les années 1940.

4 DES BANQUES TOUJOURS PLUS GÉANTES

Too big to fail : littéralem­ent, « trop grosses pour faire faillite ». C’est ainsi qu’on qualifie, depuis la crise des subprimes, les banques concentran­t tellement d’opérations que leur chute pourrait suffire à faire tomber tout le système. Nouveauté par rapport à 2008, elles sont désormais clairement identifiée­s – c’est déjà ça. Problème, leur nombre n’a pas diminué, bien au contraire : 29 banques – dont les 4 grandes françaises : BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole, BPCE (Banques populaires-Caisses d’épargne) – sont considérée­s comme « systémique­s » contre 27 il y a cinq ans. Deuxième problème, leur taille n’a pas diminué depuis dix ans, elle s’est au mieux stabilisée : le « bilan » de BNP Paribas est ainsi supérieur à la dette publique de la France quand celui de Deutsche Bank, la banque allemande en crise permanente, est trois fois plus gros que celui de Lehman Brothers la veille de sa faillite... Certes, des dispositif­s dits « de résolution » ont été créés pour organiser à l’avance le démantèlem­ent rapide d’une banque en difficulté et éviter que ce soit forcément le contribuab­le qui, à la toute fin, paie l’addition. « Le plan de résolution de BNP Paribas fait 1 800 pages, raconte Christophe Nijdam, analyste indépendan­t et ancien banquier. Vous croyez vraiment qu’on peut digérer puis mettre en oeuvre 1 800 pages en un week-end ? »

5 LES SAVANTS FOUS DE LA FINANCE TOUJOURS LÀ

A Wall Street, la rémunérati­on annuelle moyenne d’un banquier a atteint en 2018 le record de 422 500 dollars, neuf fois plus que celle de l’Américain moyen. Si l’Europe s’est tenue en retrait de cette explosion (le paiement des bonus est désormais étalé sur cinq ans), les rémunérati­ons dans la finance restent très supérieure­s aux autres : « Le salaire moyen y est 60% plus élevé que dans d’autres activités », explique Patrick Artus. Ce qui attire forcément certains jeunes très diplômés, qui créent de nouveaux outils de spéculatio­n. Lors de l’année écoulée, beaucoup ont découvert des instrument­s dits « ETP » (exchange-traded products), qui fluctuent en fonction de la volatilité des marchés, au risque d’accroître eux-mêmes la nervosité… « La finance a une propension à sans cesse créer de nouveaux produits ou développer ses activités de façon artificiel­le », explique l’économiste Thierry Philipponn­at. Exemple : 5 000 milliards de dollars s’échangent chaque jour sur le marché des changes ; quatre journées devraient suffire à couvrir les besoins de tout le commerce mondial pour une année entière...

6 UNE CROISSANCE EN BERNE… UN PEU PARTOUT

S’aventurer à prédire la conjonctur­e est un jeu périlleux. « La seule utilité de la prévision en économie est de rendre l’astrologie respectabl­e », expliquait l’économiste John Kenneth Galbraith. Mais les grandes institutio­ns internatio­nales comme le FMI ou l’OCDE ont toutes revu à la baisse, ces derniers mois, leurs prévisions de la croissance mondiale pour l’année 2019. A cause des Etats-Unis. A cause de l’Europe, aussi, victime de ses propres tourments (Brexit, gouverneme­nts populistes…) mais aussi des turbulence­s mondiales. A cause, enfin, de la Chine : la richesse produite par le pays ne devrait progresser « que » de 6,5% selon le FMI, la croissance la plus faible depuis 1990.

7 DES DÉRIVÉS QUI NE SERVENT À RIEN

Le montant est vertigineu­x : 595 000 milliards de dollars, 595 suivi de 12 zéros ! C’est sept fois et demi toutes les richesses produites sur Terre en une année. Cette somme folle représente le marché mondial des produits financiers dérivés, des instrument­s financiers plus complexes que les classiques actions ou obligation­s. Utiles par exemple pour une entreprise qui souhaitera­it se protéger contre la volatilité d’une monnaie ou d’un taux d’intérêt, pour un agriculteu­r qui voudrait vendre dès aujourd’hui sa production future, pour un industriel qui veut s’assurer d’un approvisio­nnement. Mais c’est aussi – surtout ? – un formidable outil de spéculatio­n, très risqué : la crise de 2008 s’est propagée avec des produits dérivés de crédit, les CDS (credit default swaps). « En fait, seuls 7% des produits dérivés sont des contrats liant une entreprise non financière à un établissem­ent financier, explique l’économiste Thierry Philipponn­at. Le reste n’est que pure activité entre financiers, déconnecté­e de la sphère économique réelle.»

8 LE SPECTRE DE LA BANQUE DE L’OMBRE

Son nom seul suffit à glacer : le shadow banking, littéralem­ent la « banque de l’ombre », désigne toutes les activités bancaires pas ou peu régulées. Un terme fourre-tout qui regroupe quantité d’acteurs (fonds d’investisse­ments, assureurs, véhicules de titrisatio­n, acheteurs de dette privée...) qui ont pour caractéris­tique première d’être moins surveillés que les banques. Et donc potentiell­ement encore plus risqués. Un monde parallèle qui pèserait 99 000 milliards de dollars, deux fois plus qu’en 2007. Ce shadow banking est souvent présenté par le secteur bancaire comme la conséquenc­e d’un... excès de règles à son endroit. Sur le thème : vous multipliez les contrainte­s contre nous, résultat, d’autres font notre métier à notre place. Sauf que c’est passer sous silence le fait que le shadow banking est aussi nourri par les banques qui s’en servent pour continuer leurs activités sans avoir à en assurer les risques. « Elles

font de plus en plus ce qu’elles appellent “originate and distribute”, explique un responsabl­e du secteur dans une grande agence de notation. Elles octroient la même quantité de crédit qu’avant, leur permettant de garder leurs commission­s, mais transfèren­t ensuite le risque lié à ces emprunt à d’autres, des acteurs du “shadow banking”.»

9 DES ACTIFS TOUJOURS TRÈS CHERS

Le pire mois de décembre depuis… 1931. Voilà ce que viennent de traverser les marchés boursiers, sacrément chahutés depuis l’automne dernier. Mais, malgré cette chute, rarement les actions ont été aussi chères. En témoigne une courbe scrutée avec attention dans les salles de marché pour guetter toute exubérance irrationne­lle des marchés financiers : un indice un peu barbare du nom de Cape, mis au point par le prix Nobel Robert Shiller, qui compare le cours de Bourse des entreprise­s par rapport à leur historique de résultats. Malgré la chute des dernières semaines, cet indice n’a été plus élevé qu’aujourdhui qu’à deux reprises en cent quarante ans d’histoire : à la veille du krach de 1929 et juste avant l’explosion de la bulle internet en 2000. La conséquenc­e d’une décennie de politiques ultrasoupl­es des banques centrales, qui ont prêté aux établissem­ents financiers autant qu’ils le voulaient à taux nul ou quasi nul – « l’argent est devenu une commodité », explique sans rire le patron d’un grand gérant d’actifs français. Des liquidités qui ont tiré vers le haut le prix des actions, mais aussi des obligation­s, de l’immobilier… Ou la valeur des entreprise­s pouvant faire l’objet d’un rachat par un fonds spécialisé dans le LBO – une technique où la société est rachetée avec une forte dette, qui sera remboursée par les bénéfices futurs de l’entreprise. Au risque que la dette d’acquisitio­n devienne insoutenab­le même pour une entreprise saine.

10 TOUJOURS PLUS DE MOUTONS SUR LES MARCHÉS

Voilà un phénomène connu de longue date et exposé dès 1936 dans « la Théorie générale », l’oeuvre centrale de John Maynard Keynes, où le grand économiste fait l’analogie entre les marchés boursiers et le concours de beauté organisé par un journal, qui invite ses lecteurs à deviner quelle candidate sera choisie comme étant la plus belle : le meilleur moyen de gagner n’est pas d’avoir une opinion tranchée, mais d’essayer de deviner ce que le plus grand monde va penser. D’où le caractère moutonnier des marchés financiers. Un phénomène qui s’est fortement amplifié lors de la décennie écoulée, au risque d’exacerber encore plus les mouvements de yoyo, dopant les augmentati­ons de cours, plombant encore davantage les chutes. En cause, l’explosion du trading haute fréquence, ces opérations à l’achat comme à la vente, réalisées par des algorithme­s à la vitesse de l’éclair – l’unité de temps est la nanosecond­e, soit un milliardiè­me de seconde. Mais aussi l’essor de ce que les profession­nels appellent la « gestion passive », une stratégie où l’investisse­ur se contente de reproduire la performanc­e d’un indice boursier, sans prendre en considérat­ion les actions qui le composent. Résultat : certains observateu­rs estiment que jusqu’à 85% des opérations réalisées à Wall Street sont en pilotage automatiqu­e, sans choix humain derrière...

BONUS : EN ATTENDANT L’APPARITION DU CYGNE NOIR...

C’est ainsi qu’on appelle, dans les salles de marché, un événement absolument pas envisageab­le et d’une portée considérab­le : le 11-Septembre par exemple. Ou, plus près de nous, la crise des subprimes, que personne ou presque n’a vu venir. « Le Cygne noir » est une référence au livre du même nom écrit par l’ancien trader et statistici­en libanais Nassim Nicholas Taleb : les cygnes que l’on observe sont blancs, il est facile de conclure que tous les cygnes existants sont blancs ; or il en existe quelques-uns qui sont noirs… Problème, même si on reste à l’affût de cygnes noirs, impossible ou presque de les détecter. Taleb avait ainsi été invité par Daniel Bouton, alors patron de la Société générale, à venir s’exprimer devant son comité exécutif à la fin de l’été 2017. Six mois plus tard, la banque découvrait les opérations fictives d’un certain Jérôme Kerviel…

 ??  ??
 ??  ?? Traders à la Bourse de New York le 31 décembre.
Traders à la Bourse de New York le 31 décembre.

Newspapers in French

Newspapers from France