L'Obs

Lisez Zamir!

DÉRANGÉ QUE JE SUIS, PAR ALI ZAMIR, LE TRIPODE, 192 P., 17 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Cet hiver, où le roman français se flatte d’être neurasthén­ique et abuse de la sérotonine, la littératur­e la plus brûlante nous vient des Comores. Avec un bref récit, inondé de soleil, dégoulinan­t de sueur et de sang, qui tient de la fable insulaire et du conte philosophi­que. Et avec un personnage qu’on n’est pas près d’oublier. Il s’appelle Dérangé. Mais il l’est beaucoup moins que le sobriquet dont on l’affuble le laisserait accroire. Docker crève-la-faim sur le port de Mutsamudu, la capitale de l’île d’Anjouan, il possède sept chemises et sept pantalons, tous troués, chacun portant l’inscriptio­n d’un jour de la semaine – c’est son calendrier portatif. Dérangé fait rire et pitié. Propriétai­re d’un misérable petit chariot, il guigne, non sans mal, le client sur les quais. Or, voici qu’il tape dans l’oeil d’une femme sublime qui débarque d’un bateau en provenance de Madagascar, et dont le mari le charge de transbahut­er chez lui une centaine de sacs d’oignons et de pommes de terre. C’est trop pour un seul homme. Dérangé en appelle alors à ses pires rivaux, Pirate, Pistolet et Pitié, surnommés les Pipipi, avec lesquels il partagera les 20000 francs comoriens promis. C’est le début d’un roman hallucinan­t et halluciné, où l’on verra notre Dérangé, après s’être acquitté de sa tâche, tenter de remporter une course de chariots qui l’oppose aux Pipipi et, plus difficile encore, s’évertuer à résister aux avances de sa nouvelle protectric­e, aussi salace qu’impérieuse. Et comme si cela ne suffisait pas, il doit encore supporter les avanies de son voisin, le bien nommé Casse-pieds, un despote jaloux qui peinturlur­e en rouge ses bananes, ses papayes, ses corossols, afin de prévenir les voleurs, et qui déchire à pleines dents le sexe de sa femme, pour la punir d’avoir adressé la parole, un matin, au pauvre docker… Il y a, chez Ali Zamir, 32 ans, natif de Mutsamudu, auteur de « Anguille sous roche » (adapté au Théâtre Gérard-Philipe jusqu’au 27 janvier), une manière inédite de traiter la cruauté avec un humour ravageur, de feindre la candeur avec un aplomb redoutable et, pour persifler la misère, de parsemer sa prose impécunieu­se de mots précieux et rares. Ici, en effet, les prostituée­s sont des « hétaïres », les élégantes « s’adonisent », les gens « tabouisent », les lambeaux sont « cruentés » et, entre deux « peu me chaut », Dérangé, qui ne craint pas le « vénéfice », peut écrire très naturellem­ent « l’odeur thalassiqu­e me solaciait ». Ces archaïsmes ajoutent à la drôlerie d’une farce contempora­ine qui, d’un instant à l’autre, va virer au drame. En même temps que Dérangé rejoint les grands ingénus de la littératur­e, Ali Zamir revitalise la langue française en la plongeant, pour notre bonheur, dans l’océan Indien. C’est la fête. On vous y attend.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France