L’AMÉRIQUE ENTRE PROVOC ET RESPECT
Sur les campus américains, les uns dénoncent les excès d’une “police de la pensée” qui aurait fait le jeu de Trump, les autres défendent le droit au “respect social”. Reportage
Trois jeunes au coin de Washington Square, dans le bas de Manhattan. Trois étudiants en droit de la New York University (NYU), l’une des deux grandes facs privées de New York. On lance la discussion : qu’est-ce que vous pensez du « PC » sur le campus de la NYU ? Le politically correct ? Le sujet les branche, la discussion s’engage. La direction de l’université doit-elle, par exemple, décommander un provocateur convié à débattre, au motif qu’il vient défendre des idées d’extrême droite ? Les trois sont posés, nuancés. Intelligents. « Mauvaise idée, cela fera une pub pas possible au provocateur, alors que personne ne lui aurait prêté attention autrement », dit l’un. « La droite va encore crier à la dictature du politiquement correct, ajoute un autre. La gauche devrait être plus maligne, elle a cédé le terrain à la droite sur cette histoire de libre parole. » A la fin de l’échange, on se lance : « Passionnant, on peut vous demander votre nom pour vous citer ? » Regards horrifiés : « Surtout pas ! Le sujet est hypersensible, ce serait la curée ! »
Attention, sujet miné. Tout article sur le politically correct devrait être accompagné d’un avertissement : « Ce label ne veut plus rien dire. » La preuve ? Quand on demande aux Américains s’ils sont hostiles au politiquement correct, sans définir l’expression, plus de 80% répondent oui. C’est une auberge espagnole, un repoussoir commode qui recouvre bien des réalités. L’une est une histoire d’excès bien réels, d’une « police de la pensée » trop zélée qui, au nom de la défense des sensibilités de tel ou telle, étouffe le débat contradictoire et censure les idées ou images provocatrices. C’est le chapelet bien connu des débatteurs interdits de campus, des précautions verbales excessives, des fausses polémiques qui font les choux gras des médias depuis des années. Tout récemment, la sortie de « The Upside », le remake américain d’« Intouchables », a ainsi donné lieu à polémique, certains reprochant à Bryan Cranston de jouer le rôle d’un handicapé: « Aussi brillant que soit l’acteur, sauf à être lui-même handicapé, l’authenticité ne sera pas au rendez-vous, et le personnage, pas entièrement crédible », écrit par exemple Melissa Blake, elle-même handicapée, sur le site de CNN (le même type de reproche a été adressé à des comédiens hétéros jouant des personnages LGBT).
Dans les universités, les débordements du politiquement correct font des victimes, des cabossés du PC souvent bien amochés. A Yale, l’épouse du professeur
Nicholas Christakis, elle-même prof de psychologie, a rendu son tablier après avoir été violemment attaquée pour avoir critiqué dans un e-mail l’interdiction de porter une robe d’Halloween jugée « inappropriée » par l’université. Deux ans après l’incident, Nicholas Christakis souhaite tourner la page, il est retourné à son labo de sociologue et s’apprête à publier un essai passionnant sur notre « humanité commune ». N’empêche, il n’en démord pas : le genre de chasse aux sorcières dont a été victime son épouse « est rare, dit-il, mais il y encore beaucoup trop de sujets tabous sur les campus, et trop de gens qui pensent que la réponse appropriée à une idée qu’ils n’aiment pas est de chercher à prévenir son expression plutôt que d’argumenter contre elle. »
Christakis est mesuré, tout comme Nicholas Dirks. Lui était chancelier de l’université de Berkeley, il y a deux ans, quand éclata la polémique à propos de l’invitation du provocateur d’extrême droite Milo Yiannopoulos. « Je ne l’aurais pas invité, confie-t-il. Il est bon d’avoir des voix diverses, mais dans ce cas on invite quelqu’un qui vient débattre et présenter des arguments. Milo, lui, ne vient que pour insulter les gens, c’est son fonds de commerce. Mais il avait été convié par les étudiants républicains, un groupe reconnu par l’université. Une fois l’invitation lancée, il fallait la respecter. » Protestations, vitres brisées, évacuation sous escorte de Yiannopoulos… Dirks a rendu son tablier de chancelier à la suite de l’incident. Mais il ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. L’image d’Epinal d’une université autrefois neutre et gouvernée par la confrontation d’idées, que brandissent souvent les « anti-PC », le fait sourire. « Regardez une photo de Berkeley dans les années 1960, quand la liberté de parole régnait : ce sont tous des kids blancs de la classe moyenne. »
Pour lui, « il n’est pas évident que l’action politique des étudiants d’aujourd’hui soit si différente de celle des années 1960. Les thèmes ont changé, Black Lives Matter ou #MeToo ont remplacé la lutte contre la guerre du Vietnam ou l’apartheid, et ces combats empruntent plusieurs voies, et posent notamment la question de savoir qui peut parler ou non d’un sujet, comment on en parle, etc. Le problème est qu’on a mélangé cela avec le label du politiquement correct, qui est brandi pour fustiger toute personne suggérant un certain décorum que l’on pourrait qualifier de respect social ». A ses yeux, par exemple, le bannissement du mot nigger, extraordinairement offensif envers les Noirs, « ne relève pas du politiquement correct mais de l’appartenance à une société qui bannit le racisme ».
D’autres sont beaucoup plus acerbes et entiers dans leur hostilité au PC. A la NYU, Michael Rectenwald – alias @antipcnyuprof – s’est attiré les foudres d’autres professeurs et de la direction de l’université pour avoir critiqué vertement les « sectaires » qui, dit-il, font régner la police de la parole dans les universités. Il a négocié un départ à la retraite mais n’en a pas fini avec cette « nouvelle majorité morale ». Il voit même dans la montée de l’extrémisme de droite et de l’« alt-right » une « fonction de la prohibition instaurée par la gauche identitaire ». En d’autres termes, la popularité du soi-disant « parler-vrai » de Trump – raciste, sexiste, destiné à choquer – serait une « réaction » aux excès du politically correct. Une opinion minoritaire, à gauche : beaucoup arguent que l’hostilité au politiquement correct n’est rien d’autre qu’une tactique cynique pour justifier le racisme, la xénophobie et le refus des politiques d’action en faveur des minorités. Trump, en tout cas, ne manque pas une occasion d’agiter ce label pour légitimer ses pires propos.
« Les arguments de mauvaise foi sur le politiquement correct sont monnaie courante, note Christakis. A gauche, ils disent : “Vous êtes opposé à l’idée d’être inclusif, de parler poliment ?” Mais ce n’est pas le sujet; et à droite, ils affirment que l’attention portée aux autres subvertit la liberté d’expression. Bref, on ne peut plus discuter du sujet. Qui plus est, l’extrême droite comme l’extrême gauche ne rêvent que de parler des choses en termes d’identité raciale, et lui accordent une importance extraordinaire. » Comment sortir de ce « foutoir », s’interroge le prof ? « En revenant à la compréhension de ce que nous avons en commun. » Vaste programme !
A New York, en 2018, un petit groupe d’étudiantes de l’université Pace manifestent contre les violences sexuelles.