L'Obs

CHINE À LA CONQUÊTE DU MONDE

HIGH TECH | CULTURE | BUSINESS | ESPIONNAGE

- Par URSULA GAUTHIER

Le 1er décembre dernier, à l’aéroport de Vancouver, la police canadienne arrête une citoyenne chinoise de 46 ans à l’apparence anodine, en transit entre deux vols. Une a aire de trafic de drogue? De faux papiers ? Non, le dernier épisode d’une guerre secrète sans merci qui oppose la Chine aux Etats-Unis – et bientôt à l’Occident tout entier.

La femme arrêtée s’appelle Meng Wanzhou. Cette inconnue du grand public appartient au cercle très fermé de la nomenklatu­ra chinoise. Directrice financière de Huawei, elle est la fille du fondateur du géant des télécoms. Elle est interpellé­e à la demande de la justice américaine qui l’accuse de fraude et exige son extraditio­n. Meng, qui risque trente ans de prison, sera rapidement libérée après avoir versé une caution de 10 millions de dollars canadiens (6,6 millions d’euros) et autorisée à résider sous surveillan­ce dans une luxueuse propriété qu’elle pos-

sède à Vancouver. Malgré ce traitement de faveur, Pékin ne décolère pas : cette arrestatio­n est un grave revers pour la Chine dans sa course à l’hégémonie mondiale.

Car Huawei n’est pas seulement le plus important fournisseu­r d’équipement­s de réseaux télécoms et le deuxième fabricant de smartphone­s de la planète. Il est aussi et surtout une arme majeure dans la stratégie impériale du pouvoir chinois. L’entreprise a été choisie pour supplanter l’industrie américaine du high-tech, et assurer, par tous les moyens, la suprématie chinoise dans ce secteur hautement stratégiqu­e. Le vainqueur de cette compétitio­n, qui se focalise aujourd’hui sur la nouvelle génération 5G, ne décrochera pas seulement des parts de marché, il aura surtout un accès privilégié à tout ce que cette technologi­e permettra de connecter : les industries, les gouverneme­nts, les villes, les transports, les services, les banques… Et les armes. Bref, le vainqueur sera le maître du monde. Entre Washington et Huawei, qui s’apprête à rafler, pays après pays, le marché planétaire de la 5G, c’est donc la lutte à mort.

Il n’y a pas que la 5G. Pékin a une volonté hégémoniqu­e totale. Sa course pour dominer le monde est lancée à toute allure – et tous azimuts. L’offensive a véritablem­ent commencé il y a dix ans. Jusque-là, obnubilée par son développem­ent interne, la Chine respectait sa devise « prendre son temps et faire profil bas ». Mais la crise financière de 2008 change la donne, qui met l’Occident à genoux. En plein boom économique, la Chine se convainc que son heure est enfin venue, qu’elle peut, qu’elle doit, reprendre la place centrale qui, selon elle, lui revient de droit.

L’accession de Xi Jinping au pouvoir en 2012 accélère ce changement de stratégie. Le nouvel homme fort, qui se veut le dépositair­e de deux grands despotisme­s – l’empire millénaire et la dynastie communiste –, sonne l’heure de la « grande renaissanc­e de la nation chinoise ». Une entreprise de conquête illimitée qu’il a baptisée « le rêve chinois ».

Il suffit de jeter un oeil sur une carte du monde pour constater que l’offensive est planétaire (voir p. 26). L’expansionn­isme chinois ne se limite pas aux mers du Sud, où Pékin occupe militairem­ent les eaux territoria­les de six Etats voisins. Ni aux manoeuvres de plus en plus menaçantes contre Taïwan, où une guerre ouverte pourrait éclater. Il englobe tous les continents, y compris l’Arctique, et surfe sur un programme d’investisse­ments titanesque, dont la logique semble être plus stratégiqu­e que commercial­e. La Chine a ainsi acquis le contrôle de dizaines de ports qui pourront, le moment venu, accueillir sa marine militaire en expansion. Elle s’est aussi créé des dizaines d’Etats tributaire­s – comme à l’époque de l’empire du Milieu – ligotés par des intérêts commerciau­x.

Après avoir profondéme­nt modernisé son armée, ses capacités offensives convention­nelles et nucléaires, elle veut désormais être le numéro un dans les technologi­es de pointe qui déterminer­ont les industries – et les armes – des décennies à venir. Même volonté dans le domaine spatial : une sonde chinoise vient de se poser sur la face cachée de la Lune. Et Pékin compte bien être le premier à entrer en contact avec des extraterre­stres, grâce au télescope FAST, le plus grand du monde.

Sur la scène diplomatiq­ue et dans les instances internatio­nales, la Chine s’est spectacula­irement affirmée à une date récente, rompant avec son habituelle retenue. Ayant patiemment tissé ses réseaux, elle s’en sert pour peser sur les décisions, jusqu’à fragiliser les principes fondateurs de l’ONU, comme les droits de l’homme. Elle a même réussi à s’infiltrer au sein de l’Union européenne, en offrant ses services aux pays de l’Est et du Sud à l’économie ravagée par la crise – faisant, en échange, main basse

sur une quantité incalculab­le d’infrastruc­tures de premier ordre. Grâce à ce noyautage, la Chine a déjà réussi à empêcher ou à édulcorer – avec l’appui actif de la Grèce, sa nouvelle amie – deux résolution­s du Conseil européen la critiquant.

Ce rouleau compresseu­r qui avance inexorable­ment sur tous les fronts a de quoi inquiéter. Mais ce qui alerte plus encore, c’est la manière. Car la Chine ne mène pas une guerre ouverte, mais une stratégie masquée qui lui évite les heurts frontaux. Les auteurs d’un livre qui analyse la « sino-mondialisa­tion » (1) décrivent une méthode qui consiste à avancer ses pions « par petites touches qui ne donnent pas matière à conflit », une « tactique des petits pas » qui ne suscite guère d’opposition, « jusqu’au jour où on découvre, impuissant­s, que ces petits pas font système ». Les approches chinoises suivent toujours le même scénario, inspiré du jeu de go : cacher ses intentions et encercler l’adversaire. Pour commencer, « des manoeuvres d’enveloppem­ent avec des propositio­ns tentantes » noyées dans un discours « gagnant-gagnant », qui débouchent sur « une coopératio­n parfois forcée, qui s’amplifie au point de créer des dépendance­s ». Arrivé à ce point, le malheureux « partenaire » se voit contraint d’obéir aux diktats de la partie chinoise, sous peine de perdre les bénéfices de leur « amitié. » A la différence de Poutine, qui vise à faire exploser les institutio­ns européenne­s, Pékin cherche à affaiblir la volonté commune en circonvena­nt la périphérie.

L’objectif immédiat de cette extraordin­aire stratégie est de s’équiper au plus vite des technologi­es nécessaire­s à son entreprise de domination. Les centres de recherche, les start-up européenne­s sont systématiq­uement prospectés pour un rachat, un partenaria­t. Autre méthode, embaucher des jeunes ingénieurs dans les laboratoir­es R&D fondés par les congloméra­ts chinois, ce qui permet de capter à bon compte l’avance technologi­que européenne. La Chine doit mettre à profit sa « fenêtre d’opportunit­é » qui se fermera, pour des raisons démographi­ques, dans dix à vingt ans. Le calendrier est posé : décrocher la première place dans les technoscie­nces en 2025, pour le centenaire du Parti. Et être « au centre du monde » politique et culturel en 2050, pour le centenaire de la République populaire.

Pour cela, elle veut être reconnue comme une puissance bienveilla­nte, dotée d’un système supérieur à celui des démocratie­s et capable d’apporter la croissance et la stabilité : la méritocrat­ie. La Chine ne lésine pas pour faire accepter ce discours. Elle offre des « formations » à des leaders politiques de nombreux pays, des jeunes issus des élites, et bien sûr des journalist­es, qui vont en foule suivre des stages grassement payés en Chine. Parallèlem­ent, elle finance des milliers de think tanks dans le monde. Avec 360000 étudiants chinois accompliss­ant leurs études aux Etats-Unis (35000 en France), la dépendance des université­s américaine­s à cette manne financière contribue à l’effacement progressif des sujets qui fâchent.

Dans une étude éclairante de l’institut allemand Mercator, Mareike Ohlberg montre que cette OPA sur la planète prend sa source dans la profonde insécurité que le PC chinois éprouve face aux « idées hostiles », mais ô combien séduisante­s, de la culture démocratiq­ue – idées dangereuse­s qui ont précipité la chute de l’URSS. C’est pour éviter de subir le même sort que la Chine s’active aux quatre coins du monde pour entretenir une « chambre d’écho internatio­nale » ayant pour mission d’amplifier son propre discours, dans l’espoir qu’il finira par supplanter tous les autres. Seulement alors se sentira-t-elle en sécurité dans ce monde barbare avec lequel elle est pourtant obligée d’interagir.

Pour surmonter cette épreuve, la Chine s’est octroyé le nec plus ultra des porte-voix : une étonnante brochette d’anciens Premiers ministres, ministres ou ambassadeu­rs, qui, sitôt libérés de leurs responsabi­lités publiques, s’empressent de monnayer leur prestige et leur carnet d’adresses au profit du « projet du siècle ». Beaucoup de recrues dans les pays du tiers monde et l’ancien bloc de l’Est, mais aussi en Europe de l’Ouest. L’ex-Premier ministre britanniqu­e David Cameron préside ainsi un fonds d’investisse­ment chinois ; l’ex-vice-chancelier allemand Philipp Rösler est à la tête de la branche américaine d’une entreprise d’Etat chinoise ; Dominique de Villepin siège au comité internatio­nal d’un fonds d’investisse­ment chinois, avec Romano Prodi, ex-Premier ministre italien, ex-président de la Commission européenne. Et, bien sûr, Jean-Pierre Raffarin, dont on connaît le dévouement à la cause de la Chine. La guerre qui va définir le xxie siècle a commencé, mais en Europe certains préfèrent encore croire au mythe de la « grande convergenc­e » avec la Chine.

Le Vieux Continent demeure fasciné par la taille du marché chinois. Sa prise de conscience sur les risques de l’expansionn­isme de Pékin reste balbutiant­e. Les Vingt-Huit ne sont pas capables de s’entendre sur une stratégie pour freiner Huawei. La France commence à réagir. En janvier, dans le cadre de la loi Pacte, Bercy a demandé l’instaurati­on d’un contrôle préalable au déploiemen­t de la 5G, vite surnommé « amendement anti-Huawei. » Mais le Sénat rechigne. Aux Etats-Unis, la classe politique, unanime, a décidé de s’opposer à l’offensive générale lancée par la Chine pour renverser les équilibres mondiaux à son profit. Trop tard? (1) « La Chine e(s)t le monde », par Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, Odile Jacob, 2019.

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 ??  ?? En Mongolie-Intérieure, 12 000 soldats des différents corps d’armée s’entraînent pour le défilé célébrant le 90e anniversai­re de l’Armée populaire de Libération, le 13 juillet 2017.
En Mongolie-Intérieure, 12 000 soldats des différents corps d’armée s’entraînent pour le défilé célébrant le 90e anniversai­re de l’Armée populaire de Libération, le 13 juillet 2017.
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