TERRORISME
LES FANTÔMES DE DAECH
Une voix au téléphone, un message sur Facebook, parfois une photo pour annoncer la nouvelle. Mais rien d’autre. Ces morts-là n’ont pas laissé de traces officielles. Pas de corps, pas de funérailles, pas d’acte de décès. Impossible de savoir s’ils sont vraiment morts. Le cas d’Omar Diaby est éloquent. Cet homme est l’un des principaux djihadistes français. En septembre 2015, une note de la DGSI indique : « Selon les dernières informations parvenues à notre direction, Omar Diaby serait décédé le 7 août 2015 suite au bombardement de sa katiba [son bataillon]. » Aujourd’hui, un peu plus de trois ans après, le présumé mort ne l’est plus. Il a été localisé l’été dernier dans le nord de la Syrie. Il serait même, d’après un connaisseur des mouvements djihadistes, de retour sur les réseaux sociaux, prêt à recruter de nouveaux jeunes français… Même scénario pour Abdelhamid Abaaoud, chef du commando des terroristes du 13 novembre 2015. Lui est bel et bien mort quelques jours après les attentats, dans l’assaut de sa planque, un appartement de SaintDenis. Mais, selon une note du renseignement américain, il se serait fait passer pour mort un an avant, fin 2014. Un appel téléphonique à sa famille assurait qu’il était tombé au combat en Syrie. Abaaoud, en réalité, était en Grèce, point de départ d’une partie des commandos vers la Belgique puis la France.
TROMBINOSCOPE GÉANT
D’après nos informations, 305 djihadistes français partis combattre dans la zone irako-syrienne sont aujourd’hui considérés comme décédés. Leurs photos sont conservées dans le trombinoscope géant constitué par les services de renseignement, qui le mettent régulièrement à jour en fonction des dernières informations dont ils disposent. Magistrats et services secrets continuent à chasser ces fantômes, guettant le moindre signe de vie. « Des djihadistes ont pu se faire passer pour morts afin d’échapper aux autorités judiciaires, voire pour permettre un retour clandestin dans leur pays, détaille un réquisitoire du parquet antiterroriste de Paris. L’extinction de l’action publique ne peut être prononcée. » La configuration judiciaire est inhabituelle : ils sont jugés en leur absence.
C’est le cas de Mounir Chargui. Pour ce jeune djihadiste né en 1985 dans le quartier d’Elau, à Strasbourg, la France ne dispose que d’un seul indice : l’appel mystérieux passé à son frère. « Il est mort en martyr », a annoncé la voix. Des photos sont arrivées quelques jours plus tard. Sur l’une d’elles, on voit le jeune homme, hilare, perché en haut d’un char couleur sable, manifestement pris à l’armée régulière de Syrie. Une autre le montre enroulé dans un tapis, le visage figé, la bouche ouverte. Selon la rumeur, le jeune adulte parti en 2013 parmi les tout premiers groupes de combattants français se serait fait exploser devant une position de l’armée syrienne à Al-Hamam, au sud-est d’Alep, faisant dix morts. Il serait le premier Strasbourgeois mort en Syrie. Mais comment être sûr de son décès ?
Le 4 septembre dernier, dans une salle d’audience totalement vide du tribunal correctionnel de Paris, le jeune Strasbourgeois Mounir Chargui est jugé. Pas de victimes présentes, un box des accusés vide, pas d’avocats… Seuls les magistrats sont en place. L’absent est jugé pour « association de malfaiteurs à but terroriste », le délit dont doivent répondre tous ceux qui sont partis en Syrie dans les rangs d’un groupe guerrier. « Sa dernière adresse connue est celle de ses grands-parents, déclare la présidente du tribunal, mais je ne connais pas son histoire. Je sais seulement qu’il souffrait de problèmes psychiatriques, avait été interpellé en possession d’un passeport marocain. Et qu’en janvier dernier les enquêteurs se sont rendus à Strasbourg pour des vérifications, mais sans succès. » Le jeune homme est condamné à dix ans de prison. Malgré l’annonce de sa mort, il est
“DES DJIHADISTES ONT PU SE FAIRE PASSER POUR MORTS AFIN D’ÉCHAPPER À LA JUSTICE.”
considéré par la justice comme un fugitif. S’il est retrouvé, la peine sera immédiatement exécutée.
Ces disparitions impossibles à confirmer ont fait voler en éclats tous les codes, y compris ceux des investigations antiterroristes. « Les informations sur les décès de ces combattants parviennent à nos services spécialisés grâce aux familles ou aux compagnons de route de ces combattants », confie un diplomate familier de ces dossiers. Ces hommes, fichés S ou autre, après avoir passé leur vie à se dissimuler face à l’administration, sont soudainement signalés par leurs proches qui contactent les autorités pour avoir des nouvelles. « Les analyses sont complexes, poursuit notre spécialiste. Comme le veut la religion musulmane, ils sont enterrés sur place dans les vingt-quatre heures suivant leur mort. Sur zone à ce jour, en Syrie, restent environ 250 combattants français. Une centaine vers Erbil. Certains sont passés au Yémen via l’Iran. Nous tentons de garder leur trace. »
Plusieurs dossiers comportent des photos de tombe, mais rien ne prouve que celles-ci abritent un corps. Dans les années 2000, les militaires français avaient tenté de localiser celle d’un homme recherché par le juge antiterroriste Marc Trévidic. L’idée était de demander une exhumation ainsi qu’une analyse ADN, afin de confirmer le décès. Le lieu d’inhumation ne fut jamais trouvé. Et la crainte qu’un djihadiste qu’on croyait mort revienne en France pour commettre des attentats est bien présente. Il s’agit d’ailleurs de la scène d’ouverture de la bande dessinée coécrite l’an passé par… Marc Trévidic (1).
Parmi les fantômes de Daech, on ne trouve pas seulement des individus au patronyme connu de tous, cités dans les grands procès à venir (voir ci-dessous). Les « petites mains » du terrorisme, au profil similaire à ceux des kamikazes du 13 novembre, inquiètent tout autant. Le 31 octobre dernier, toujours devant un tribunal vide et toujours pour le délit d’« association de
“IL EST CAPABLE DE REVENIR SE FAIRE SAUTER EN FRANCE. IL VA VOULOIR FOUTRE LE BORDEL.”
malfaiteurs à but terroriste », est évoqué le cas de Rachid I., un jeune Niçois né en 1986. Chau eur de bus, il s’est soudain radicalisé, a demandé à passer laveur aux entrepôts pour ne plus être en contact avec les femmes. En août 2013, il n’a pas repris le travail à la fin de ses vacances d’été, renonçant même à un chèque de solde de tout compte de 1 360 euros. La DGSI a surpris des communications entre lui et Omar Diaby. Puis, le 23 mars 2014, le père de Rachid I. a reçu un appel lui annonçant le décès du jeune homme. Depuis, plus rien.
COMME LE LAIT SUR LE FEU
Ces silences n’empêchent pas les doutes. En 2015, Fouad F. part en Syrie après avoir fait croire à sa famille qu’il allait participer à un stage de Pôle Emploi à Mulhouse. A la fin de la même année, son décès est donné pour certain. Mais l’un de ses amis, un jour, a la surprise de découvrir que son profil Facebook est toujours actif. Il envoie un message : « Hey, t’es là ? On dit que t’étais mort ! » La réponse fuse : « Ce frère est martyr au combat. » Impossible de savoir qui a écrit et qui conservait le profil Facebook du combattant présumé mort. Dans ces cas-là, les services de police poussent les investigations. Ils interrogent des proches. Fouad F., par exemple, un ancien compagnon de judo. « Sa mort, c’est peut-être un mensonge, dit-il sur procès-verbal. Il est capable de revenir se faire sauter en France. Il va vouloir foutre le bordel. Il est capable de faire un truc comme le Bataclan. » Quand le cas de Fouad F. arrive en justice, lui aussi écope de dix ans.
Dans la débâcle apparente de l’« Etat islamique », les indices sont rares pour les services français. Des actes d’état-civil seraient précieux. La famille du djihadiste Sami Sayah fut l’une des rares à recevoir par messagerie un certificat de décès émis par l’organi- sation « Etat islamique », ainsi qu’une photo du défunt, précisant qu’il avait perdu la vie dans un accident de voiture. Mais ce cas est exceptionnel, et, pour les services de renseignement, les sources les plus sérieuses demeurent aujourd’hui humaines. Elles se trouvent principalement dans les prisons françaises, où 500 terroristes sont à surveiller comme le lait sur le feu. Eux reçoivent souvent des nouvelles précises par courrier, au parloir ou dans les cours de promenade, de détenu à détenu.
Parfois, ils ne se cachent même pas pour en parler. En décembre dernier, au procès d’une filière lyonnaise devant la cour d’assises spéciale de Paris, le principal accusé, Reda Bekhaled, se met à deviser sur ses compagnons d’armes. Il évoque Habib Faratas, recherché par la justice française. « Lui, il est mort dans un attentat-suicide. Il a été filmé par quelqu’un qui tenait un taxiphone », annonce-t-il, volubile. Il parle aussi de son frère, Farid. « Lui, je ne sais pas comment. Il y a plusieurs versions : soit dans un bombardement, soit avec son gilet explosif. » Le plus troublant, ce jour-là, n’est pas la révélation d’informations confidentielles, mais le sentiment que la mort n’a pas tant d’importance…
Le 19 novembre 2014, une vidéo produite par le centre médiatique de l’« Etat islamique » Al Hayat, intitulée « Qu’attendez-vous ? », posait déjà les fondements de ce sinistre jeu de cache-cache. Le film, publié sur internet, mettait en scène trois combattants français, originaires de Toulouse et de Montpellier, en train de brûler leurs passeports français et exhortant leurs « frères » à rejoindre les terres de l’« Etat islamique ». Depuis, personne ne sait si ces trois hommes sont en vie. Et, s’ils le sont, sous quelle identité ils s’abritent.
(1) « Compte à rebours », de Marc Trévidic et Matz, éd. Rue de Sèvres, 2018.