L'Obs

UN MONDE POST-OCCIDENTAL

- Par PIERRE HASKI P. H.

Comment nommer notre époque ? Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons traversé la « guerre froide », l’« après-guerre froide », puis le temps du « monde unipolaire » ou, pour reprendre le mot d’Hubert Védrine, celui de l’« hyperpuiss­ance » américaine… Et maintenant ?

Les analystes hésitent entre la « fin de l’après-guerre froide », ou carrément l’« après-après-guerre froide », ou l’émergence d’un « monde multipolai­re », voire bientôt « bipolaire » (Etats-Unis-Chine). Mais l’expression la plus juste serait sans doute le « monde post-occidental » ; car s’il est une donnée fondatrice de cette période historique, c’est la fin du monopole du pouvoir occidental. Ce n’est pas venu du jour au lendemain, et nous n’en avons pris conscience que progressiv­ement.

La crise financière de 2008 a ainsi donné naissance au G20, car, depuis le début de l’actuelle décennie, les pays dits « émergents », les fameux Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) identifiés par la banque Goldman Sachs comme les pays à plus forte croissance du nouveau siècle, ne pouvaient plus être ignorés. Ils le pouvaient d’autant moins que le monde était menacé de banquerout­e. Mais il s’agissait d’économie, pas de gouvernanc­e politique.

C’était écrit depuis longtemps, depuis que les géants d’Asie se sont tour à tour réveillés. En 1870, les trois premières puissances économique­s mondiales étaient le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France (1). Un siècle plus tard, en 1973, les Etats-Unis étaient passés en tête, suivis du Japon et de l’Allemagne. En 2010, exit le dernier européen : le podium actuel est constitué des Etats-Unis toujours en tête, suivis de la Chine et du Japon. En 2030, si l’on en croit les projection­s, la Chine sera numéro un, suivie des Etats-Unis et de l’Inde… Il en irait autrement si l’Europe était un ensemble fédéral, mais il s’agit là d’une autre histoire.

Il y a quelques années encore, le monde dit occidental, concept géopolitiq­ue suffisamme­nt élastique pour inclure le Japon et tout allié des Etats-Unis, quelles que soient son histoire et sa géographie, doutait peu de son influence dominante sur la marche du monde. Il en va autrement aujourd’hui. Le conflit syrien, plus que nul autre événement, a servi de révélateur à la bascule des forces : la décision prise en 2013 par Barack Obama de ne pas intervenir sur ce front a laissé pour la première fois le terrain libre à une Russie résurgente, mais aussi aux puissances régionales devenues des acteurs autonomes et pas simplement des relais des « grands ». La Syrie est le premier conflit « post-occidental », ou plus simplement « post-américain ».

La place de la Turquie est révélatric­e de ce nouvel environnem­ent : autrefois pilier de l’Otan sur son flanc oriental, elle en sera sans doute un jour le fossoyeur, en renouant avec un rêve impérial – et autocratiq­ue – tiré de sa longue histoire. La Turquie d’Erdogan a quitté l’orbite occidental­e et participe à la reformulat­ion des équilibres mondiaux.

L’Europe est le continent le moins bien préparé à cette nouvelle donne, elle qui a si longtemps trouvé le parapluie américain confortabl­e, et a renoncé à devenir une puissance à part entière. Elle n’a pas encore digéré ce nouvel environnem­ent, partagée entre la tentation autoritair­e comme remède aux fracas du monde et la difficile transforma­tion d’un état d’esprit hérité d’une époque révolue. Il est temps de se réveiller, non pas pour restaurer l’ordre ancien, mais parce que le monde a changé, sans nous.

(1) « Spheres of Influence », graphique d’Arvind Subramania­n dans « The Economist » daté du 9 septembre 2011.

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