UN MONDE POST-OCCIDENTAL
Comment nommer notre époque ? Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons traversé la « guerre froide », l’« après-guerre froide », puis le temps du « monde unipolaire » ou, pour reprendre le mot d’Hubert Védrine, celui de l’« hyperpuissance » américaine… Et maintenant ?
Les analystes hésitent entre la « fin de l’après-guerre froide », ou carrément l’« après-après-guerre froide », ou l’émergence d’un « monde multipolaire », voire bientôt « bipolaire » (Etats-Unis-Chine). Mais l’expression la plus juste serait sans doute le « monde post-occidental » ; car s’il est une donnée fondatrice de cette période historique, c’est la fin du monopole du pouvoir occidental. Ce n’est pas venu du jour au lendemain, et nous n’en avons pris conscience que progressivement.
La crise financière de 2008 a ainsi donné naissance au G20, car, depuis le début de l’actuelle décennie, les pays dits « émergents », les fameux Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) identifiés par la banque Goldman Sachs comme les pays à plus forte croissance du nouveau siècle, ne pouvaient plus être ignorés. Ils le pouvaient d’autant moins que le monde était menacé de banqueroute. Mais il s’agissait d’économie, pas de gouvernance politique.
C’était écrit depuis longtemps, depuis que les géants d’Asie se sont tour à tour réveillés. En 1870, les trois premières puissances économiques mondiales étaient le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France (1). Un siècle plus tard, en 1973, les Etats-Unis étaient passés en tête, suivis du Japon et de l’Allemagne. En 2010, exit le dernier européen : le podium actuel est constitué des Etats-Unis toujours en tête, suivis de la Chine et du Japon. En 2030, si l’on en croit les projections, la Chine sera numéro un, suivie des Etats-Unis et de l’Inde… Il en irait autrement si l’Europe était un ensemble fédéral, mais il s’agit là d’une autre histoire.
Il y a quelques années encore, le monde dit occidental, concept géopolitique suffisamment élastique pour inclure le Japon et tout allié des Etats-Unis, quelles que soient son histoire et sa géographie, doutait peu de son influence dominante sur la marche du monde. Il en va autrement aujourd’hui. Le conflit syrien, plus que nul autre événement, a servi de révélateur à la bascule des forces : la décision prise en 2013 par Barack Obama de ne pas intervenir sur ce front a laissé pour la première fois le terrain libre à une Russie résurgente, mais aussi aux puissances régionales devenues des acteurs autonomes et pas simplement des relais des « grands ». La Syrie est le premier conflit « post-occidental », ou plus simplement « post-américain ».
La place de la Turquie est révélatrice de ce nouvel environnement : autrefois pilier de l’Otan sur son flanc oriental, elle en sera sans doute un jour le fossoyeur, en renouant avec un rêve impérial – et autocratique – tiré de sa longue histoire. La Turquie d’Erdogan a quitté l’orbite occidentale et participe à la reformulation des équilibres mondiaux.
L’Europe est le continent le moins bien préparé à cette nouvelle donne, elle qui a si longtemps trouvé le parapluie américain confortable, et a renoncé à devenir une puissance à part entière. Elle n’a pas encore digéré ce nouvel environnement, partagée entre la tentation autoritaire comme remède aux fracas du monde et la difficile transformation d’un état d’esprit hérité d’une époque révolue. Il est temps de se réveiller, non pas pour restaurer l’ordre ancien, mais parce que le monde a changé, sans nous.
(1) « Spheres of Influence », graphique d’Arvind Subramanian dans « The Economist » daté du 9 septembre 2011.