L'Obs

Bruxelles au scalpel

Pour comprendre pourquoi l’EUROPE fonctionne si mal, l’Autrichien ROBERT MENASSE a passé six ans en immersion dans les coulisses de “LA CAPITALE”. Rencontre

- Par SOPHIE FAY

Il est 11h30 à l’Institut Goethe, à Paris, et Robert Menasse fait une pause entre deux interviews. Cigarette et… maxichope de bière. L’écrivain viennois s’est assuré que la salle de réunion du temple parisien de la culture allemande a un petit balcon. Histoire de fumer sans avoir à trafiquer l’alarme incendie comme le font les personnage­s de son roman. Un petit caprice de star qu’il peut se permettre après avoir remporté en 2017 le Goncourt allemand – le Deutscher Buchpreis – pour « la Capitale ». Depuis, cet intello plutôt soucieux de sa tranquilli­té parcourt l’Europe pour la promotion de son livre : il est traduit en vingt-sept langues, autant que d’Etats de l’Union post-Brexit.

« La Capitale » est un tour de force : un roman burlesque et presque humain sur le sujet le plus aride qui soit : « Bruxelles ». Pas la ville du Manneken-Pis ou d’Hergé, pas non plus celle du quartier Molenbeek, mais la capitale politico-administra­tive où grouillent des fonctionna­ires, des experts, des lobbyistes de tous pays, tandis qu’un commissair­e de police belge obèse enquête sur un meurtre. Six ans d’immersion, au plus près des institutio­ns et de leurs fonctionna­ires, ont

Né en 1954 à Vienne (Autriche), ROBERT MENASSE est un écrivain autrichien. Son oeuvre, récompensé­e par de nombreux prix, compte notamment « la Pitoyable Histoire de Léo Singer » (1991), « Don Juan de la Manche » (2007) et « la Capitale » (prix du Livre allemand 2017).

été nécessaire­s à l’auteur pour maîtriser ses personnage­s. Une évidence, selon lui : « Les romanciers doivent avoir l’ambition de raconter les grands événements de leur époque. Le projet européen est le plus important de la nôtre, qu’il réussisse ou qu’il échoue. Or qui l’a raconté ? » Ses références sont Balzac ou Zola qu’aucun rouage de la société n’a découragés. « Le projet européen a été construit par des humains, il n’y a aucune raison qu’on ne soit pas capable de le raconter. » A 64 ans, il peut dire : « Je l’ai fait. »

Franchisso­ns donc les « herses antiémeute­s » qui protègent le Berlaymont, siège de la Commission. S’ouvre un univers de verre et de métal, de couloirs, d’ascenseurs et de salles de réunion sans âme. Les fonctionna­ires de « la Capitale » sont gréco-chypriotes, tchéco-autrichien­s, anglais, italiens, polonais… Autant de personnage­s qui déambulent, complotent, papotent. Surprise : tantôt cyniques, tantôt idéalistes, ils sont tous hyperlucid­es. Personne ici ne se raconte d’histoire. L’ambitieuse soudain promue à la direction culture ? Elle se désole... Culture ? Ce mot, ici, c’est comme si « des brokers de Wall Street prononçaie­nt le terme “numismatiq­ue” : le hobby d’un parent extravagan­t. » Le plus désabusé ? Il va travailler à bicyclette parce qu’à Bruxelles on ne compte « pas le temps en années, mais en kilos ! ». Le plus volontaire ? Un expert hypermobil­isé en fin de carrière qui se désole encore en sortant de réunion : « Il s’attendait à tout, pas à la caricature de tout. » Le plus mal en point ? Le représenta­nt hospitalis­é de la puissante direction Ecfin (économie et finances, celle du fameux 3% de Maastricht et de l’austérité) qui lâche : « Vous aurez beau avoir une alimentati­on aussi saine que possible, votre estomac tombera malade si vous êtes sans arrêt en train d’avaler des couleuvres. » Sa rate justement ne fonctionne plus.

Ce blues du bureaucrat­e, Menasse le campe avec humour et bienveilla­nce. « J’ai toujours eu une forte empathie. Je vis dans la peau de mes personnage­s. “Madame Bovary, c’est moi” », plaisante le Viennois, dont le premier roman, « la Pitoyable Histoire de Leo Singer », n’était pas sans rappeler ses tribulatio­ns personnell­es. « N’oubliez pas qu’ils ne sont que 30000 pour gérer les 28 pays. C’est très peu. La ville de Paris a plus de fonctionna­ires que l’Union ! » Et puis ceux de « Bruxelles » sont d’un genre nouveau : « Ils ne prêtent pas serment à un Etat mais à une idée. C’est fascinant. » Et c’est justement cette idée d’Europe que Menasse défend inlassable­ment, combattant les égoïsmes locaux. En 2015, il en a fait un essai : « Un messager pour l’Europe. Un plaidoyer contre les nationalis­mes » (Buchet-Chastel). Il enfonce le clou avec ce roman. Plus drôlement, mais toujours fermement.

“SI TOUT VA DE TRAVERS, IL FAUT SAVOIR À QUOI ÇA TIENT”

Tout déraille en Europe, selon lui, dès que les intérêts nationaux resurgisse­nt. Et ils ne sont jamais loin. Dans « la Capitale », alors qu’un cochon en liberté sème la panique dans les rues de Bruxelles, les Autrichien­s et les Allemands négocient chacun de leur côté, dans le dos d’un fonctionna­ire anglais dépassé (« la seule monocultur­e qu’il ait acceptée, c’était le terrain de golf »), un accord avec la Chine pour exporter leurs oreilles de porc. Une désunion qui les conduira tous à leur perte ! La DG Culture, elle, essaie d’organiser un « Jubilee » pour rappeler à tous l’angoisse et l’inspiratio­n de Jean Monnet : plus jamais Auschwitz. Ce sera un échec cuisant, malgré l’urgence de donner la parole aux derniers survivants. « Si tout va de travers, il faut savoir à quoi ça tient », martèle Menasse, qui veut absolument que « les lecteurs comprennen­t pourquoi l’idée européenne est une bonne idée, mais pourquoi il est si di cile de la faire fonctionne­r ».

A force de sillonner l’Europe, cet intellectu­el viennois a son idée. D’abord il faut se méfier des incompréhe­nsions dans cette tour de Babel : « Le problème avec les langues étrangères, c’est qu’on ne dit que ce que l’on peut, pas ce que l’on veut. » (Lui-même, sourcilleu­x, refuse le dialogue en mauvais anglais et s’exprime en allemand.) Ensuite, il faudrait supprimer la clé de voûte des institutio­ns, ce fameux Conseil qui regroupe les chefs d’Etat. Pour lui, c’est l’endroit où les nationalis­mes resurgisse­nt. Enfin, l’écrivain réclame des listes européenne­s. « Tant que nous aurons des listes nationales, elles seront obligées de dire à l’électeur : votez pour nous, nous allons vous défendre. Contre l’Europe, promettent les nationalis­tes. De l’intérieur de l’Europe, disent les autres. Et personne ne parle jamais de politique communauta­ire ou de sa vision de l’Union. » Menasse pourrait peut-être ainsi sortir du dilemme de l’électeur de gauche qu’il a toujours été : que faire quand les sociauxdém­ocrates ne pensent qu’à défendre le marché de l’emploi domestique, et que l’on ne peut pas voter pour l’opposition chrétienne-démocrate sans donner sa voix à un chancelier soutenu par l’extrême droite ? Ses personnage­s ont des idées plus amusantes : « On pourrait remplacer le passeport national par un passeport européen et ça ne coûterait même pas d’argent », lance l’un d’eux, qui veut aussi lancer un concours pour déplacer la capitale européenne à Auschwitz. C’est dire si la perte de mémoire et l’Europe des nationalis­tes inquiètent Robert Menasse, qui, quand il ne décortique pas « Bruxelles », écrit avec sa fille et sa femme des livres pour enfants.

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LA CAPITALE, par Robert Menasse, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, Verdier, 448 p., 24 euros.
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Le Berlaymont, siège de la Commission européenne à Bruxelles.

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