Ozon brise le silence
Alors que LE CARDINAL BARBARIN attend son jugement, le 7 mars, François Ozon signe “GRÂCE À DIEU”, remarquable drame choral sur les victimes du PRÊTRE PÉDOPHILE Bernard Preynat. Entretien
Un séisme au sein du clergé et de la bourgeoisie lyonnaise. En 2015, Alexandre Hezez et François Devaux créent La Parole libérée, un site internet regroupant leurs témoignages et ceux d’autres victimes du père Preynat, ecclésiaste pédophile à la tête de camps scouts durant deux décennies. Une enquête est lancée pour agressions sexuelles sur mineurs, plus de soixante-dix victimes présumées de Preynat se manifestent, le cardinal Barbarin du diocèse de Lyon fait l’autruche et lâche, en conférence de presse, la fameuse phrase : « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits. » D’où le titre du nouveau long-métrage de François Ozon. La pédophilie dans l’Eglise par le réalisateur provocateur de « l’Amant double » et de « Jeune et jolie »? On demandait à voir, on a vu l’un de ses meilleurs films. Une fresque intime, politique, romanesque, sur des hommes meurtris qui, après tant de génuflexions silencieuses, choisissent de relever la tête et de parler. Sur des croyants enfin incrédules face à l’omerta de l’Eglise et de leur entourage. Sur des pères, des fils, des maris qui affrontent leurs démons et les nondits familiaux au nom du bien commun. Dans leurs rôles, Melvil Poupaud, Denis Ménochet et Swann Arlaud. Dans ceux de Preynat et de Barbarin, l’ambivalent Bernard Verley et le matois François Marthouret. Grand film d’acteurs et d’actualité, « Grâce à Dieu » ne pouvait tomber plus à propos. Jugé pour non-dénonciation de crimes pédophiles, le cardinal Barbarin attend le verdict de son procès qui sera rendu le 7 mars. Il comparaît avec six autres membres de son diocèse, dont la médiatrice Régine Maire (incarnée à l’écran par Martine Erhel), qui a mis en demeure François Ozon et ses producteurs de ne pas citer son nom dans le film. Sa plainte s’ajoute à celle de l’avocat du père Preynat, qui demande le report de la sortie.
« Grâce à Dieu » sort deux semaines avant le délibéré du procès du cardinal Barbarin. Est-ce prémédité?
Pas du tout. Quand je me suis lancé dans le projet, les procès de Preynat et de Barbarin devaient avoir lieu en 2018 et la sortie du film était déjà calée pour début 2019. La justice française en a voulu autrement. Je dois avouer que c’est un peu pesant : l’actualité du procès nous ramène à l’affaire alors que mon film ne traite pas du tout de l’aspect judiciaire, mais des répercussions familiales et sociales pour les victimes dont la parole se libère.
Comment vous êtes-vous intéressé à La Parole libérée?
Ayant fait beaucoup de films sur des personnages féminins forts, j’avais envie de parler des hommes, en particulier de la fragilité masculine – peut-être est-ce dans l’air du temps, quand on voit le succès du « Grand Bain ». C’est ainsi que je suis tombé, par hasard, sur le site de La Parole libérée. Les témoignages qu’on y trouve m’ont particulièrement touché, en particulier celui d’Alexandre, ce catholique très pratiquant qui essaie de faire bouger les choses au sein de l’institution et fait face à l’omerta. Je l’ai contacté, il est venu ici, dans mes bureaux, avec tout son dossier, ses e-mails échangés avec le diocèse, etc. J’ai tout récupéré puis rencontré les autres membres de l’association, leurs familles, les enfants… Une vraie enquête journalistique.
Vous nourrissiez d’abord l’idée d’en tirer un documentaire ou une pièce de théâtre…
Parce que ma matière première était la parole : les interviews, les procès-verbaux de la police, ce qui avait été dit par La Parole libérée lors des conférences de presse ou à la télévision… La plupart des réunions de groupe que l’on voit dans « Grâce à Dieu » ont, en réalité, eu lieu par e-mails ou via Messenger. Si l’affaire a éclaté en si peu de temps, c’est grâce aux réseaux sociaux. Il y a vingt ans, cela n’aurait pas pris aussi rapidement.
Ce sont, paraît-il, les membres de La Parole libérée qui vous ont poussé à en faire un film?
Ils m’avaient raconté des choses très intimes en face-à-face. Quand je leur ai dit vouloir en tirer un documentaire, j’ai senti qu’ils ne les rediraient pas devant la caméra. Me sachant réalisateur de fiction, ils attendaient de moi un « Spotlight » à la française. « Spotlight » est sorti en 2016, juste avant que je rencontre les membres de l’association. Ils étaient tous allés voir le film et avaient tous pleuré sur le générique de fin qui énumère les pays où l’Eglise a protégé des prêtres pédophiles.
“MON FILM COLLE AUX FAITS” Avez-vous enquêté du côté de l’Eglise?
Je n’ai pas rencontré Barbarin, Preynat et Régine Maire, que je mets en scène. Si j’avais réalisé un documentaire, je les aurais contactés ; dans le cadre d’une fiction, je n’en ressentais pas la nécessité. Mon film colle aux faits, tout ce que disent les gens de l’Eglise provient de verbatim qui ont été publiés. Et puis « Grâce à Dieu » adopte le point de vue des victimes, le peu de fiction qu’on y trouve est du côté des membres de La Parole libérée. Par exemple, le personnage d’Emmanuel (Swann Arlaud) est un composite, j’en ai fait un épileptique en m’inspirant d’une autre victime. Quand le vrai Emmanuel a vu le film, il m’a dit : « C’est 99% de ma vie. » Je lui ai fait remarquer qu’à ma connaissance, il n’avait jamais tapé sa copine. Il m’a répondu : « Oui, mais j’aurais pu » !
Le tournage s’est déroulé dans le plus grand secret…
Non. Le titre de tournage était « Alexandre », mais cela arrive très souvent que le titre de tournage ne soit pas le titre final… Bon, OK : nous tournions à Lyon où tout le monde se souvient de l’expression de Barbarin. S’ils avaient su que le film s’appelait « Grâce à Dieu », ils auraient tout de suite compris. J’ai aussi fait circuler un synopsis elliptique qui ressemblait à du Claude Sautet : « Trois hommes, la quarantaine, se retrouvent. Ils parlent de leur vie et de leurs échecs. » C’est un peu le film…
A-t-il été compliqué à financer?
Le sujet n’excitait personne. On s’est rendu compte, très vite que des financeurs qui me suivent habituellement ne viendraient pas sur celui-ci, dont une chaîne très connue.
Canal +?
Voilà. C’est Orange qui nous a soutenus. Je suis pourtant un enfant de Canal+ qui avait été de tous mes films, depuis mes premiers courts-métrages. Les patrons de la chaîne n’avaient pas pour habitude d’intervenir sur le contenu éditorial, c’est en train de changer. On a eu aussi pas mal de problèmes liés aux décors. Les réticences venaient de partout, pas seulement des lieux catholiques. Une directrice d’école m’a dit : « On ne veut pas être mêlé à ça. » Ce n’est pourtant pas un film en faveur de la pédophilie. On a donc avancé un peu masqué et tourné tous les intérieurs d’église en Belgique et au Luxembourg.
“LUCHINI A REFUSÉ LE RÔLE DE BARBARIN. IL A EU RAISON” Des acteurs ont-ils refusé de jouer dans le film?
Oui. Mais un acteur, quand il dit non, a toujours raison.
Qui était-ce?
Fabrice Luchini pour le rôle de Barbarin. Il a eu raison de dire non, ce n’était pas une bonne idée : il aurait vampirisé le rôle, sa manière de dire « grâce à Dieu » l’aurait décalé. Même si, lui, a refusé pour des raisons financières. Nous n’avions pas beaucoup de moyens sur ce film.
Pourquoi avoir choisi de raconter ces victimes-là?
Alexandre (Melvil Poupaud) et François (Denis Ménochet), c’était une évidence : ils sont à l’origine de La Parole libérée. Ce qui m’intéresse aussi chez eux, c’est qu’ils appartiennent à la bourgeoisie lyonnaise. Mais n’y avait-il que des bourgeois chez les scouts ? Non, m’ont-ils répondu, et ils m’ont parlé de Pierre-Emmanuel que j’ai rencontré. Lui vient d’un milieu beaucoup plus défavorisé, il est plus fragile, à fleur de peau, moins structuré dans sa vie personnelle et dans son travail, tout en étant très intelligent et conscient de ce qui lui est arrivé. Il en a aussi davantage souffert dans son corps. Non qu’Alexandre et François s’en soient sortis, mais ils ont trouvé un équilibre, ils ont une famille, un boulot, des enfants.
Le récit est construit comme un passage de relais de l’un à l’autre, en trois parties aux tonalités distinctes.
C’était le risque du film. Mes producteurs m’ont incité à raconter les trois parcours en parallèle. J’aurais pu opter pour une construction en puzzle à la Iñárritu (« Babel »), dont je n’aime pas du tout le cinéma, mais ç’aurait été de l’artifice pour pas grand-chose. Très vite, je me suis rendu compte que ce qui était intéressant, c’était l’effet domino : l’action d’un personnage provoque celle du suivant. Je ne savais pas si cela allait fonctionner. Peu de films sont structurés de cette manière, à part « Chaînes conjugales » de Mankiewicz, et encore, c’est différent. Ce n’est qu’au montage que l’on a su si cela marchait. Chaque partie épouse la personnalité d’un personnage. Alexandre (Melvil Poupaud) a un côté posé, solennel, respectueux des règles et des institutions. François (Denis Ménochet) est plus
rentre-dedans, il met les pieds dans le plat. Emmanuel (Swann Arlaud), c’est l’enfant de divorcés, peu armé socialement, celui qui s’en sort le moins bien.
Cela vous permet de faire trois films en un : un drame bourgeois et épistolaire, un film de dénonciation à la «Spotlight » et un mélodrame prolétaire…
… Presque du Fassbinder. Puis les trois personnages se retrouvent dans la dernière partie…
… Où les réunions de l’association rappellent « 120 Battements par minute ».
Un film que j’ai beaucoup aimé, qui m’a rassuré. J’ai tellement apprécié la manière dont Robin Campillo filme les scènes de débat, si vivantes, que j’ai appelé sa chef opératrice, Jeanne Lapoirie, avec qui j’avais travaillé. Elle m’a expliqué qu’ils avaient condamné un mur et tourné à deux caméras. J’ai filmé toutes les scènes de groupe de cette manière, en laissant les acteurs jouer
dix minutes, comme au théâtre, et en leur volant des choses. Je ne m’attendais pas à ce que la dimension politique du débat citoyen prenne une telle importance dans le film. Après #Metoo et les « gilets jaunes », cela résonne différemment.
Pourquoi ces flash-back très stylisés dans le camp scout, au moment des faits?
Ils ont été l’objet d’un grand débat. Les gens pensent souvent que des attouchements, ce n’est pas si grave, que ce n’est pas un viol, qu’on s’en remet. Il me semblait donc nécessaire de montrer, non pas les faits, mais les circonstances, la réalité d’un corps d’adulte face à un corps d’enfant et la sidération de la victime, que les autres n’envisagent pas.
Malgré la gravité du sujet, le film n’est pas exempt d’ironie, votre marque de fabrique. Laquelle passe beaucoup par l’ambiguïté, le double sens des préceptes chrétiens.
Parce qu’il y a un contraste presque rohmérien entre les paroles de l’Eglise et ses actes. Barbarin est un politique.
D’une maladresse insensée quand il dit : « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits. »
Une phrase symptomatique du manque de prise de conscience de la gravité des faits. Tous, dans le diocèse, sont au courant des pratiques de Preynat depuis trente ans. Il faut tout ce remueménage pour que les choses commencent à changer. Et encore, ce n’est pas fait.
Etes-vous croyant?
J’ai eu une éducation religieuse : catéchisme, première communion. Je suis devenu athée à l’adolescence. La découverte du sexe a tout changé, mais je suis très content d’avoir eu cette éducation. C’est un plus culturel qui permet de comprendre beaucoup de choses. Buñuel disait que l’éducation religieuse donne le goût du péché.
L’avocat du père Preynat a saisi la justice pour que la sortie de « Grâce à Dieu » soit reportée sous le prétexte qu’il porte atteinte à la présomption d’innocence de son client. Régine Maire vous a mis en demeure de ne pas citer son nom dans le film. La sortie est-elle menacée?
Nous sommes confiants. Mon vrai sujet, ce sont les victimes et la libération de leur parole. Le film est une fiction basée sur des faits et témoignages réels déjà publiés dans la presse, dans des livres ou documentaires, et la présomption d’innocence y est respectée. Par ailleurs, la liberté de création sur un sujet d’intérêt public est un principe fondamental du droit français, je fais donc confiance à la justice française.
Que devient le père Preynat?
Il est à Lyon, mis en examen mais en liberté, avec interdiction, par le diocèse, d’entrer au contact d’enfants.
On attend toujours la date de son procès qui, selon toute logique, aurait dû avoir lieu avant celui de Barbarin.
C’est incompréhensible ! Preynat a tout avoué, mais, n’ayant pas comparu devant la justice, il est toujours présumé innocent.
Alors que Barbarin s’apprête à être jugé. Comment avezvous réagi quand le procureur n’a requis aucune condamnation à son encontre?
Les membres de La Parole libérée savaient que, pénalement, il est difficile de condamner Barbarin. Ils se sont battus pour qu’on en parle, pour que les gens sachent, pour faire la preuve, moralement, de sa responsabilité et de ses fautes. Les avocats de Barbarin les ont d’ailleurs reconnues. Le film ne devrait pas s’appeler « Grâce à Dieu » mais « Grâce à la justice des hommes ».