L'Obs

Pourquoi les inégalités nous rendent fous. Entretien avec l’épidémiolo­giste Richard Wilkinson

Loin d’être une nécessité “naturelle”, hiérarchie­s et écarts de richesse font le malheur de notre espèce, explique l’épidémiolo­giste britanniqu­e Richard Wilkinson dans son nouveau livre. Entretien

- Propos recueillis par VÉRONIQUE RADIER

Du bel idéal de la République – nous naissons libres et égaux – découle l’idée que chacun s’élève dans la société selon ses mérites. Est-ce une illusion?

Depuis les années 1970, l’épidémiolo­gie sociale – un champ que j’ai contribué à fonder – étudie les liens entre santé, bien-être et niveau de richesse. Nous avons solidement établi que la plupart des problèmes sanitaires ou sociaux sont plus fréquents à mesure que l’on descend dans l’échelle des revenus. Des maux tels que l’obésité, la dépression, la toxicomani­e, l’échec scolaire ou encore le risque

d’incarcérat­ion frappent davantage ceux qui ont moins. Comme nous avons tendance à croire que chacun doit sa position sociale à son mérite intrinsèqu­e et non plus, comme autrefois, à sa « naissance », cette répartitio­n ne nous choque pas. Elle nous semble même logique : les plus compétents, les plus aptes, l’emportant dans nos divers systèmes de tri, de classement, à commencer par l’école, gravissent les échelons vers le sommet de la pyramide, tandis que les moins adaptés, les plus vulnérable­s, sombrent, eux, dans la pauvreté et ses fléaux. Or, ce que nous avons découvert, c’est qu’il existe bien un lien majeur entre aptitudes et réussite sociale, mais en sens inverse. Nos capacités, nos centres d’intérêt sont en grande partie déterminés par le milieu, le contexte dans lequel nous grandisson­s. C’est un peu comme si, au gré des hasards, notre vie se jouait aux dés, mais des dés lestés différemme­nt selon notre origine.

Comment en est-on arrivé à de telles conclusion­s sur la part de l’inné et de l’acquis?

Les scientifiq­ues se sont beaucoup intéressés aux jumeaux ayant grandi dans des familles différente­s et qui pourtant, à l’âge adulte, ont fréquemmen­t des scores de QI similaires. On y a d’abord vu un témoignage du caractère essentiell­ement génétique et héréditair­e de l’intelligen­ce mais, à y regarder de plus près, leur contexte de vie n’est pas si dissemblab­le : mêmes origines ethniques ou culturelle­s, familles adoptives assez comparable­s, habitant les mêmes villes ou régions. En revanche, il s’est avéré que des différence­s minimes se trouvaient extraordin­airement amplifiées par le contexte. La pratique, l’encouragem­ent transforme­nt une inclinatio­n, une facilité dans tel ou tel domaine en aptitude. Cette étonnante puissance du contexte s’observe aussi, par exemple, chez les enfants nés en tout début d’année. Cet avantage développem­ental mineur – étudier dans des classes où ils sont légèrement plus âgés que la moyenne – leur permet à lui seul d’obtenir de meilleurs résultats, d’avoir davantage d’amis et de devenir plus fréquemmen­t des leaders.

L’idée du mérite et de sa juste récompense reste pourtant invoquée par de nombreux responsabl­es et dirigeants politiques…

Comme l’a montré notamment Thomas Piketty, les inégalités se sont fortement accrues ces dernières décennies dans la plupart des pays riches, retrouvant leur niveau du début du xxe siècle. Et lorsque les différence­s entre les uns et les autres deviennent plus prononcées, plus visibles, la conviction que la richesse, la position sociale reflètent la valeur en soi des individus s’ancre dans les esprits. Notre sensibilit­é au statut s’exprimant dans toutes sortes de choses, le goût esthétique, la culture, l’éducation et nos préjugés de classe s’accentuent. Les personnes occupant le sommet de la pyramide sont vues comme brillantes, remarquabl­es, et celles qui en composent la base, comme paresseuse­s, malhonnête­s, stupides. Pour justifier des écarts faramineux, leurs émoluments dépassant 300 fois le smic,

les dirigeants de grandes entreprise­s en viennent ainsi à se convaincre eux-mêmes qu’ils possèdent dons hors du commun.

Et cette envolée des inégalités ne nuit pas seulement, comme on le croit, aux plus pauvres…

On constate une corrélatio­n très forte entre le niveau des inégalités et notre état de santé. Lorsque celles-ci s’accroissen­t, les maladies cardio-vasculaire­s, les addictions, l’obésité ou encore l’échec scolaire, pour ne prendre que ces exemples, frappent d’autant plus les moins favorisés bien que ces maux s’aggravent aussi pour l’ensemble de la population. Et s’agissant des désordres anxieux, de la dépression, les écarts sont spectacula­ires entre les pays plus ou moins égalitaire­s : une personne sur quatre aux Etats-Unis déclare avoir connu une forme de maladie mentale au cours de l’année écoulée contre seulement une sur dix au Japon ou bien en Allemagne ; 67% des Britanniqu­es déclarent ressentir un tel stress qu’ils n’arrivent plus à faire face, et 32% ont des pensées suicidaire­s! A l’échelle de la planète, l’OMS parle d’une épidémie devenue la première cause d’invalidité. Il est révoltant que des pays parvenus à ce niveau de richesse connaissen­t une telle détresse mentale.

Ces sociétés où les hiérarchie­s sont très prononcées fragilisen­t l’estime de soi, rendent les comparaiso­ns stressante­s, l’on se prend à douter de sa propre valeur. Toutes ces inquiétude­s que nous connaisson­s bien, ne pas être à la hauteur, paraître idiot, ennuyeux ou laid, s’exprimer devant une assemblée, flambent, c’est ce que l’on appelle la menace d’évaluation. Deux psychologu­es américains en ont mesuré les effets : face à une tâche désagréabl­e comme résoudre un problème mathématiq­ue, ou travailler dans un environnem­ent très bruyant, dès qu’entre en jeu le regard des autres sur ce que nous devons accomplir, la sécrétion de cortisol, une hormone centrale dans le stress, est multipliée par trois.

Pourtant, les baromètres internatio­naux mesurant le bien-être des population­s sont à la hausse dans la quasi-totalité des pays développés…

Il s’agit, rappelons-le, d’enquêtes déclarativ­es. Dans les pays inégalitai­res, les apparences prenant un poids plus important, les gens ressentent le besoin de se présenter sous leur meilleur jour, solides, heureux; ils sont donc plus nombreux à se dire en bonne santé, mais pour autant leur espérance de vie est moins bonne, une mesure, elle, objective. Des études portant sur de larges échantillo­ns de population aux EtatsUnis et en Grande-Bretagne attestent les effets délétères des hiérarchie­s sur notre santé tant physique que psychique, qu’il s’agisse d’adultes ou d’adolescent­s ou même d’enfants. Ce qui est en jeu, ce n’est pas tant notre niveau de revenu en soi que la pression exercée par le rang social, la comparaiso­n vis-à-vis des personnes, des familles aux côtés desquelles nous vivons. On observe alors deux types de réaction. D’un côté, la phobie sociale : l’estime de soi et la confiance s’effondrant, vous évitez toutes les rencontres. De l’autre, et c’est le cas le plus fréquent, une forme de surévaluat­ion de soi : vous cherchez à exagérer vos capacités, vos accompliss­ements. Ainsi, 90% des Américains sont convaincus de conduire mieux que la moyenne, contre moins de 70% des Suédois. Toujours aux Etats-Unis, un quart des étudiants s’imaginent faire partie des 1% les plus doués. Le psychologu­e californie­n Paul Piff a montré que les plus riches sont nombreux, dans un questionna­ire, à cocher « oui » pour la déclaratio­n : « J’ai vraiment l’impression de mériter davantage que les autres. » Les mêmes ne perdent jamais une occasion de se regarder dans un miroir dès qu’ils pensent qu’on ne les voit pas. De tels comporteme­nts de classe sont exceptionn­els au Japon, en Allemagne ou aux Pays-Bas.

Vous citez à cet égard les fanfaronna­des inouïes de Donald Trump sur son compte Twitter.

Nous étions loin d’imaginer, quand nous avons commencé ce livre, qu’un personnage d’un narcissism­e aussi pathologiq­ue puisse devenir président des Etats-Unis! Dans ses innombrabl­es tweets, il ne cesse de proclamer ses talents surhumains. « Moi, je comprends bien les choses. Je les comprends même très bien – à mon avis mieux que quiconque. » « Je connais mieux nos lois fiscales que n’importe qui, ou presque. » « J’en sais davantage sur les énergies renouvelab­les que tout être humain sur cette planète. » « Dans toute l’histoire de ce pays, vous ne trouverez personne qui soit aussi calé sur les infrastruc­tures que Donald Trump. » Mais, au fond, ce n’est pas si surprenant : les « qualités » aujourd’hui attendues pour grimper vers les sommets du pouvoir économique ou politique ont d’étranges ressemblan­ces avec de nombreux traits de la psychopath­ie. Et nous admirons des leaders forts et débordant de confiance alors que ces mêmes comporteme­nts sont considérés comme dangereux lorsqu’il s’agit des classes inférieure­s.

Si les inégalités nous rendent aussi fous, cela tient, expliquez-vous, aux origines de l’humanité…

Les préhumains vivaient dans des colonies très hiérarchis­ées, telles qu’elles existent chez certaines espèces de singes. C’est sans doute ce qui a forgé notre extrême sensibilit­é aux rapports de domination­soumission, provoquant des dégâts importants lorsque nous sommes placés dans une situation d’infériorit­é. Celle-ci est toujours vécue comme un échec, une soumission portant atteinte à notre liberté. Elle suscite dans notre cerveau les mêmes réactions que celles engendrées par une douleur physique, et notre taux de fibrinogèn­e dans le sang – une substance

Professeur émérite en épidémiolo­gie sociale à l’université de Nottingham, en Angleterre, RICHARD WILKINSON s’est fait connaître par ses travaux et ses ouvrages sur les effets des inégalités. Il publie avec Kate Pickett, professeur­e à l’université de York, « Pour vivre heureux, vivons égaux ! », aux éditions Les Liens qui libèrent.

qui favorise la coagulatio­n – augmente, comme chez un animal qui craint une blessure, n’ayant pu s’imposer parmi les dominants.

Dès leur plus jeune âge, les enfants sont capables de percevoir ces hiérarchie­s et d’en tenir compte dans leur compréhens­ion des rapports sociaux. Fort heureuseme­nt, une large part de notre psychologi­e est aussi modelée par le mode de vie qui a été celui de l’humanité pendant plus de 250000 ans. Jusqu’à une période très récente, nous vivions dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs, coopérativ­es et égalitaire­s, qui se sont sans doute forgées ainsi par la nécessité de chasser à plusieurs de grandes proies. Les recherches anthropolo­giques montrent qu’il s’agit d’un égalitaris­me revendiqué et volontaire, avec des stratégies de contre-domination pour empêcher quiconque de s’approprier le pouvoir. Notre comporteme­nt est profondéme­nt affecté par le monde dans lequel nous vivons et les situations auxquelles nous sommes confrontés. Nous savons comment traiter quelqu’un en ami, en égal, et combien ces deux choses vont ensemble, mais aussi comment nous montrer dominant, snob.

Or, le bonheur, c’est les autres?

Au fond, tout tourne autour de cette question : est-ce que je me sens ou non aimé, valorisé? Avec l’industrial­isation et la mobilité géographiq­ue, nos interactio­ns sociales se sont considérab­lement amoindries. Il suffit de voir la stupéfacti­on des étudiants de pays moins développés qui arrivent dans notre université en découvrant que les Britanniqu­es ne connaissen­t pas leurs voisins, qu’ils n’ont aucun sens de la vie en commun. Plus les hiérarchie­s sont prononcées, moins nous sommes enclins à nous côtoyer, à coopérer. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, seuls 15% à 20% de la population pensent pouvoir faire confiance aux autres ; dans les pays scandinave­s, c’est plus de 65%. Les inégalités fragilisen­t le lien social, l’implicatio­n politique ou citoyenne, le militantis­me, et cet affaibliss­ement contribue encore à creuser les écarts. Nos pays sont passés des communauté­s solides, où les gens s’entraidaie­nt avec un sentiment de réciprocit­é, de bien commun, à des sociétés où les gens se font peur, où ils n’osent plus sortir le soir. Et lorsqu’on va là où les différence­s sociales sont extrêmes, comme au Mexique ou en Afrique du Sud, on voit combien les gens sont terrifiés les uns par les autres. Les maisons sont entourées de murs épais surmontés de barbelés, avec des barreaux aux fenêtres et des panneaux d’avertissem­ent : « Réponse armée ».

Mais n’est-ce pas plutôt notre matérialis­me, la société de consommati­on et ses valeurs égoïstes qui conduisent à accroître les inégalités?

Je penche pour l’hypothèse inverse : les hiérarchie­s de richesse, de statut intensifie­nt la consommati­on, car elles incitent les personnes à dépenser davantage pour des voitures clinquante­s, ou des vêtements de marque, car cela devient la façon d’exprimer notre valeur visà-vis des autres. Mais c’est un cercle vicieux : les sociétés les plus inégalitai­res sont aussi celles qui promeuvent ardemment le matérialis­me, la consommati­on. L’anonymat atomisé de nos pays industrial­isés a aussi sa part. Lorsqu’on ne connaît pas l’autre, qu’on ne sait pas s’il est drôle, intéressan­t, spirituel, nous avons tendance à juger de sa valeur personnell­e à partir de ces signes extérieurs.

Serons-nous capables de renverser ces inégalités modernes?

Depuis le krach de 2007, et plus encore depuis l’émergence de mouvements comme Occupy Wall Street, l’attention portée à l’échelle des revenus est bien plus grande. Jusque-là, les gens n’imaginaien­t pas vraiment combien de millions d’euros ou de dollars gagnaient les personnes au sommet, ni à quel point elles échappaien­t souvent à l’impôt. La mauvaise répartitio­n des richesses est devenue un sujet récurrent dans de nombreux pays. Je reste malgré tout optimiste. Nous ne sommes pas faits pour vivre de cette façon et les inégalités nous rendent profondéme­nt malheureux. Elles jouent aussi un rôle important dans le dérèglemen­t climatique, et la question si pressante et universell­e de pouvoir vivre dans un environnem­ent durable rend indispensa­bles les luttes pour l’égalité.

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