Enquête sur l’expérience noire
Figure montante de la philosophie française, Norman Ajari publie son premier livre, où il défend la particularité de l’expérience noire. Etienne Balibar l’a lu pour “l’Obs” et s’attend à de vives polémiques…
Dans la controverse qui fait rage en France et ailleurs à propos de la pensée et des études « décoloniales », le livre du jeune philosophe Norman Ajari, « la Dignité ou la mort. Ethique et politique de la race », ne passera pas inaperçu. Sa violence, qui renoue avec l’inspiration des « Damnés de la terre », ne manquera pas d’exaspérer tous ceux qui nous croient menacés d’une redoutable subversion « blancophobe ». Son ambition, sa richesse documentaire, sa passion militante, donneront à d’autres les moyens d’en apprendre plus sur ce nouveau paradigme et d’en mesurer la diversité interne.
Depuis Pic de la Mirandole jusqu’à Kant, ou de nos jours Habermas, Norman Ajari décrit la constitution par la philosophie d’un type humain « cosmopolitique » dont le ressort inavoué (pas toujours) est la centralité de la civilisation européenne, l’infériorisation des races de couleur (ou de leur culture) et surtout l’abjection de la race noire. Et, malgré toutes les marques de reconnaissance et d’assimilation prodiguées, cette infériorisation persiste depuis les temps de la conquête et de l’esclavage jusqu’à celui des migrations et à la violence dont elles font l’objet. En contrepoint, l’auteur déploie les expressions de la « puissance noire » : elles ont en commun l’idée d’une singularité irréductible (ce qui ne veut pas dire incommunicable) de l’héritage africain et « afro-descendant », tissant à travers tout l’espace atlantique actuel les fils d’un discours de la révolte et de l’espérance, qui concerne la philosophie autant que la littérature, la théologie et la politique.
Ce parcours « géo-épistémologique » est complexe, mais son fil conducteur est simple : la dignité de l’être humain, conceptclé de l’éthique, se divise entre deux usages et donc deux significations incompatibles. L’une « descend » d’une image idéale de l’espèce jusqu’au statut universel de la personne abstraite, en excluant d’elle-même tout ce qui est réputé inhumain ou moins qu’humain. L’autre, par une catharsis à la fois tragique et énergétique, « monte » de l’indignité ou de la mort sociale que les hommes et les femmes noires ont reçue en partage, vers l’invention d’une « souveraineté » que sous-tend la mémoire de la servitude et la fierté de son dépassement.
Suivant et même outrepassant Fanon dans l’interprétation de la fameuse dialectique du maître et de l’esclave, Norman Ajari soutient alors que c’est l’esclave, et non le maître, qui, ayant dû constamment affronter la mort sous toutes ses formes, des plus sanglantes aux plus symboliques, en est sorti intérieurement libéré. Ou plutôt en sortira, s’il n’accepte aucun compromis avec le monde de ses oppresseurs.
Le concept de dignité apparaît ainsi, nous diraient les philosophes analytiques, comme « essentiellement contesté », marqué d’une opposition intérieure sans fin prévisible. Il en va de même pour d’autres, qui sont au coeur des choix défendus par l’auteur (pour le renouveau de la négritude contre les théories de la créolité ou de l’hybridité culturelle, pour les théologies « prophétiques » et la philosophie de l’ubuntu contre les fictions de l’ethnophilosophie, etc.) : avant tout l’essentialisme, dont il propose une défense originale contre les philosophies « constructivistes » et « relativistes », car fondée sur l’histoire (et la mémoire) et non pas sur la nature. D’où la complexité de son idée de la « race », avec de belles empoignades en perspective.
Je le surprendrai peut-être, mais je ne crois pas du tout que son plaidoyer pour la particularité de l’expérience noire, qu’il élève au niveau d’une ontologie, soit incompatible avec toute énonciation de l’universel. Au contraire, si on se place dans une perspective dialectique et non spéculative, « en situation » comme aurait dit Sartre, elle pourrait bien représenter l’une des chances à saisir pour que l’universel cesse enfin de se dire dans l’idiome de ceux qui n’en finissent pas de se croire des maîtres. Mais pour cela, il faut qu’elle rencontre de vigoureux contradicteurs, capables du même sérieux et de la même passion. C’est tout le mal que je lui souhaite.