L'Obs

Comment les nazis ont tenté d’instrument­aliser l’Islam

Dans un livre somme, l’historien David Motadel dépeint les stratégies de l’Allemagne en direction du monde islamique et démonte la thèse d’une proximité idéologiqu­e entre nazis et musulmans

- Par OMAR SAGHI, politologu­e

Nazisme et islam, quels rapports ? Entre une idéologie qui hante l’inconscien­t politique des sociétés occidental­es et une religion extra-européenne à la troublante proximité, on ne cesse de dresser d’effrayants parallèles. Comme si l’altérité diabolique née du coeur de l’Europe devait fatalement se refléter dans l’altérité ambiguë d’une tradition religieuse trop proche pour être vraiment exotique.

C’est dire ce que le livre de David Motadel « les Musulmans et la machine de guerre nazie », d’abord paru en anglais en 2014, contient d’enjeux historiogr­aphiques et politiques.

Né en 1981, le jeune historien allemand invite à une investigat­ion approfondi­e dans les documents militaires et diplomatiq­ues allemands et alliés. Les archives de quatorze pays différents ont été sondées en vue d’exhumer une réalité aux contours difficiles à cerner. L’enjeu est à la fois sérieux et périlleux : comprendre la rencontre improbable entre deux mondes, une idéologie meurtrière enracinée dans les névroses européenne­s du xixe et du xxe siècle, et un monothéism­e assoupi entamant alors un réveil qui n’en finit toujours pas.

L’Islampolit­ik, la « politique musulmane de l’Allemagne », la volonté de faire de cette religion une « catégorie politique », commence dès la fin du xixe siècle. Dans le cadre de la Weltpoliti­k du Kaiser Guillaume II, une série d’institutio­ns, revues et centres de recherche, multiplien­t les liaisons entre le traditionn­el orientalis­me allemand, fasciné par les cultures classiques de l’Islam, et l’intérêt nouveau des milieux coloniaux pour les population­s islamiques, à conquérir ou à retourner contre les autres colonisate­urs. L’Institut colonial de Hambourg, le Bureau colonial allemand ou la Société allemande pour l’Etude de l’Islam sont autant de lieux de convergenc­es. Des universita­ires comme Carl Heinrich Becker ou Diedrich Westermann contribuen­t à la politique islamique du IIe Reich, mais aucun apport ne sera aussi décisif que celui de Max von Oppenheim, diplomate et orientalis­te. Pourtant, cette première Islampolit­ik est un échec lors de la Première Guerre mondiale. L’appel au djihad lancé par les Ottomans, alliés de Berlin, n’a pas d’écho au Maghreb, en Inde ou en Afrique de l’Ouest.

Lorsque Max von Oppenheim envoie son mémorandum du 25 juillet 1940 au ministère des Affaires étrangères sur la mobilisati­on des musulmans sous domination alliée, il s’agit donc d’une seconde tentative, épurée par la réflexion géopolitiq­ue de l’entre-deux-guerres. David Motadel décrit les modalités de mobilisati­on, les figures musulmanes embrigadée­s (Haj Amin al-Husseini, le mufti de Jérusalem, Jakub Suleyman Szynkiewic­z, le mufti de Pologne et futur mufti de l’Ostland, etc.), l’instrument­alisation des fêtes musulmanes, et les divers procédés de conciliati­on entre les traditions militaires allemandes et les cultures locales. Finalement, les trois fronts où cette convergenc­e improbable a lieu, l’Afrique du Nord, les Balkans et les territoire­s soviétique­s, sont plutôt des faillites. Mais le plus remarquabl­e est sans doute la part mineure, au fond, que l’idéologie nazie tiendra dans ces tentatives d’embrigadem­ent. Entre discrimina­tions raciales et « aryanisati­on » plus ou moins forcée des peuples turcs et tatars, la place du nazisme fluctue, s’ajoutant à une constructi­on déjà ancienne, où intérêts stratégiqu­es et fantasmes orientalis­tes ont également leur place.

Alors que les mémoires nationales sont de nouveau réactivées, le livre de David Motadel constitue une étape importante pour lever les malentendu­s et écrire une histoire enfin universell­e.

« LES MUSULMANS ET LA MACHINE DE GUERRE NAZIE », de David Motadel, préfacé par Christian Ingrao, La Découverte, 550 p., février 2019.

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