Les 15 nouvelles cibles de l’empire
De Bruxelles à Hollywood, de Djibouti à Canberra, la voracité de l’empire du Milieu n’a pas de limites. High-tech, culture, business, espionnage… Revue de détail
1 LA TCHÉQUIE SOUS EMPRISE
Le président Milos Zeman aime répéter : « La République tchèque espère devenir la tête de pont insubmersible des capitaux chinois en Europe. » Il était le seul chef d’Etat européen à s’être rendu en septembre 2015 à Pékin, pour assister au défilé militaire célébrant le 70e anniversaire de la victoire sur le Japon. De même, il n’a pas hésité à nommer comme conseiller économique un jeune milliardaire chinois, Ye Jianming, patron d’un obscur conglomérat. China Energy Fund Committee (CEFC) investira en quelques mois un milliard d’euros en République tchèque, rachetant des immeubles de luxe, des médias, l’équipe de football locale, un groupe financier, la compagnie aérienne nationale et une célèbre brasserie. En échange, Zeman recevra en grande pompe Xi Jinping en 2016 pour une visite d’Etat historique à Prague, marquant le basculement en faveur de Pékin d’un pays qui avait longtemps été le fidèle allié des Etats-Unis et un farouche défenseur de la démocratie. Entre le gouvernement tchèque et CEFC, on assiste à un curieux échange de personnels : des représentants du premier servent désormais comme conseillers auprès des plus hauts élus (le président, le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur), pendant que la filiale tchèque de CEFC recrute pour sa direction plusieurs hauts fonctionnaires proches de Zeman. Selon Martin Hala, directeur de
Project Sinopsis, qui examine l’empreinte chinoise en Europe de l’Est, l’Etat tchèque et le conglomérat chinois « semblent littéralement fusionner ».
Un scandale surgi à des milliers de kilomètres de là, au siège des Nations unies à New York, met fin à l’étrange carrière de Ye Jianming, devenu conseiller du président. Impliqué dans une retentissante a aire de pots-de-vin ayant terni les plus hauts dirigeants de l’ONU (voir p. 29), le généreux tycoon est détenu à Pékin pour corruption puis disparaît du paysage pragois aussi soudainement qu’il était apparu. Ses actifs sont repris par une société d’Etat chinoise. Malgré ces déconvenues, Milos Zeman fait toujours partie de la longue liste des dirigeants européens qui font assaut de loyauté vis-àvis de Pékin. Il vient de désavouer publiquement ses propres services de renseignement qui avaient mis en cause la fiabilité des équipements Huawei installés dans le pays.
2 L’UE EN LIGNE DE MIRE
Depuis 2012, la Chine organise son propre sommet annuel avec 16 pays « amis » d’Europe centrale et orientale. Est-ce un hasard si Pékin a choisi des pays qui ont tous en partage un passé communiste ? Onze d’entre eux faisaient jadis partie de l’URSS, et cinq de l’ex-Yougoslavie et l’Albanie. De plus, en regroupant au sein de la même plateforme des pays membres de l’UE, des pays de la zone euro et d’autres qui ne le sont pas, la Chine s’o re le luxe de redessiner à sa convenance les frontières européennes. Avec son secrétariat basé à Pékin, au siège du ministère des A aires étrangères, et un personnel exclusivement composé de diplomates chinois, le groupe « 16+1 » ne fait pas mystère de son a liation. Quant aux 16 pays adhérents, alléchés par les perspectives d’investissements chinois, ils tirent un bénéfice supplémentaire du nombre particulièrement élevé de rencontres au sommet qui leur donnent une visibilité inespérée.
Bruxelles et d’autres capitales européennes sont d’autant plus inquiètes que les relations sino-européennes se tendent. Aux désaccords habituels portant sur les droits de l’homme, le Tibet, Taïwan, les mers du Sud, les droits de propriété intellectuelle etc., s’ajoute la volonté de l’UE de mieux contrôler le flux des investissements chinois en Europe. Or le groupe « 16+1 » o re à Pékin le moyen de faire pression sur Bruxelles. Plusieurs de ses membres sont intervenus pour a aiblir les termes de la résolution instaurant un examen préalable à la vente à l’étranger d’entreprises européennes de haute technologie.
En quelques années, Pékin a réussi à créer au sein de l’UE un pôle favorable
à ses intérêts. Il suffirait que deux autres Etats membres rejoignent le groupe pour qu’il dispose de la majorité qualifiée au sein du Conseil européen, et obtienne ainsi le pouvoir de peser sur les votes. Or, précisément, la Grèce et l’Autriche, actuellement observateurs du groupe « 16+1 », ont demandé à devenir membres à part entière. L’Italie serait également intéressée…
L’AUSTRALIE EN VOIE DE SUBVERSION
Il n’existe pas d’économies plus complémentaires que celles de la Chine et de l’Australie. Les Australiens savent que leur pays doit une grande part de sa prospérité aux échanges avec leur grand voisin, à l’afflux de millions d’étudiants, de touristes et d’investisseurs chinois… Mais en 2015, les services de renseignement mettent en garde les partis politiques australiens contre de généreux donateurs qui sont en réalité des agents du PC chinois. L’opinion découvre alors avec stupeur l’ampleur du phagocytage chinois. Un professeur d’université, Clive Hamilton, qui retrace dans un ouvrage cette myriade d’opérations d’influence, se verra rejeter par plusieurs éditeurs, paniqués à l’idée d’offenser l’ambassade chinoise à Canberra. Son livre, « Invasion silencieuse », décrit des opérations classiques comme l’infiltration de laboratoires de recherche en vue de siphonner des technologies. Mais aussi un système très particulier d’organisations, baptisé « Front uni », créées par le PC chinois pour orienter le débat sur la Chine au sein de la société australienne. Séduction, flatterie, argent, menace ou contrainte : tout est bon pour obtenir la coopération, de préférence spontanée, des individus et des groupes. La presse révèle que des milliers d’agents chinois noyautent la vie publique, des hautes sphères de l’administration, de la fonction publique et de l’enseignement jusqu’aux églises chinoises de banlieue et micro-associations locales. Pékin a ainsi à sa main une quarantaine d’hommes politiques, dont elle finance les campagnes électorales et paie les factures. Plusieurs millions de dollars ont été versés aux principaux partis politiques. La Chine sponsorise également une foule de centres de recherche, d’universités, d’associations culturelles, de lobbys des affaires… En retour de ses largesses, elle attend de ses affidés qu’ils agissent en sa faveur, propagent son discours, s’opposent à ses détracteurs.
Le but politique premier est de saper l’alliance entre l’Australie et les Etats-Unis, afin d’affaiblir le soutien fourni aux Américains en cas de conflit avec la Chine. Parallèlement, cette dernière a réussi à établir un contrôle écrasant sur la communauté chinoise (5% de la population totale) en rachetant tous les médias en mandarin, en pilotant les associations d’étudiants, d’enseignants, de business, etc. Il s’agit de faire taire toute critique au sein de la diaspora qui pourrait résonner en Chine – et, occasionnellement, de faire élire les candidats agréés par Pékin. Le scandale déclenché par ces révélations entraînera en 2017 la démission d’élus compromis par les services chinois, et l’adoption d’une série de lois contre les interférences extérieures.
En Nouvelle-Zélande, cette infiltration, encore plus marquée, touche à la finance, aux télécoms et à la coopération militaire. Certains élus au Parlement, chinois de naissance, chargés de recueillir des financements chinois pour leur parti, sont en réalité des cadres des services militaires de leur pays d’origine. Malgré ces révélations, ils continuent de siéger dans les assemblées. Une impunité qui contraste avec le sort fait à la chercheuse Anne-Marie Brady, spécialiste du système du Front uni, qui a été cambriolée, harcelée, menacée dans son propre pays par des agents chinois.
TAÏWAN, CIBLE MILITAIRE NUMÉRO UN
Le détroit de Taïwan n’a jamais été une mer tranquille. Ce couloir de 180 kilomètres de largeur qui sépare la Chine de Taïwan a été le théâtre de bien des accrochages. Mais malgré leur envie d’en découdre, les potentats communistes savaient parfaitement qu’ils ne gagneraient pas une guerre contre l’île rebelle, et encore moins contre son puissant protecteur américain. Et les tensions finissaient toujours par s’apaiser. Jusqu’à ce mercredi 2 janvier où, enhardi par le développement vertigineux de ses armées, Xi Jinping a mis fin à soixante-dix ans de compromis et d’arrangements. Dans un discours solennel prononcé en présence du Comité permanent du politburo au complet, il a brandi la menace d’un recours à la force – convoquant le spectre d’une guerre aux conséquences incalculables. « La nation doit être unifiée, et elle le sera inéluctablement, a-t-il martelé. C’est le sens de l’histoire. Nous ne pouvons laisser le règlement de ce problème à la prochaine génération. » Ajoutant que l’indépendance de Taïwan ne pourra mener qu’au « désastre », il a mis en garde « la petite minorité d’indépendantistes, et les puissances étrangères tentées d’interférer » : leurs actions seront contrées par la force.
Cet avertissement lancé aux Etats-Unis coupables d’ingérence dans les « affaires de famille du peuple chinois » est un changement de ton lourd de conséquences. Longtemps tenu pour improbable, un conflit entre les deux superpuissances risque de
déstabiliser l’ordre mondial. Trump, qui a jeté par-dessus bord la prudence de ses prédécesseurs, n’hésite pas à vendre armes et équipements de pointe aux Taïwanais. Deux gros contrats ont été signés en 2018. Quant à Xi, c’est un nationaliste décomplexé et un visionnaire qui veut réaliser son grand projet politique d’une nation dominant le monde à l’horizon 2050. « La reconquête de Taïwan ferait de Xi le héros national de la Chine du siècle, dépassant en prestige Mao lui-même », explique le politologue Deng Yuwen.
Les premières manoeuvres ont déjà commencé. Depuis l’élection par les Taïwanais d’une présidente démocrate proche du mouvement indépendantiste en 2016, l’île est la cible, deux fois par mois, de menaçantes « patrouilles d’encerclement » chinoises associant navires, avions et même porte-avions. En réponse, les navires de guerre américains se font plus visibles, histoire d’affirmer la liberté de navigation dans le détroit. Après s’être abstenu pendant dix ans de dépêcher un porte-avions dans ces eaux, Washington envisage désormais de le faire. Il n’est plus possible d’exclure l’hypothèse d’une confrontation – intentionnelle ou accidentelle – entre les deux marines les plus puissantes du monde.
L’ONU INFILTRÉE
En octobre 2015, l’arrestation à New York d’un ancien président de l’Assemblée générale de l’ONU fait l’effet d’une bombe. John Ashe, ambassadeur d’un micro-Etat caraïbe, qui présida en 2013 l’assemblée internationale, est en effet accusé par le FBI d’avoir touché 1,3 million de dollars d’ONG diverses qui ont pour point commun d’être des paravents abritant les manoeuvres d’entrisme du PC chinois. Les inculpations et les procès qui s’étaleront jusqu’en décembre 2018 révèlent que la Chine a mené pendant plusieurs années une opération d’envergure qui lui a permis de stipendier non pas le seul Ashe, mais également son successeur, l’Ougandais Sam Kutesa, et quelques autres diplomates.
Le but ? Faire, entre autres, accepter par l’ONU le projet d’installer à Macao un centre de congrès pharaonique en vue d’y accueillir le Forum de Coopération SudSud. A la clé, le gain de prestige qu’apporte l’entrée dans le club très fermé des pays hôtes d’une agence de l’ONU. Et, accessoirement, une plus grande facilité pour mettre en oeuvre des opérations d’influence ou d’espionnage… La rafle d’octobre 2015 mettra fin à ce beau projet. Quant à John Ashe, il meurt – à point nommé? – d’un accident d’haltère peu avant de comparaître devant les juges.
Plus fondamentalement, la priorité de Pékin a été, depuis sa mise à l’index à la suite de la répression de Tiananmen en 1989, d’échapper aux accusations liées à l’irritante question des droits de l’homme. Longtemps, la Chine a fait profil bas dans les instances internationales. Mais depuis peu, elle use de tout son poids pour museler les critiques. La méthode ? Promouvoir le « modèle chinois » de développement présenté comme plus efficace que le modèle classique de gouvernance fondé sur le respect des droits et des libertés ; et parallèlement, travailler à reformuler les valeurs humanistes qui forment le socle de l’ONU. Pour ce faire, la Chine, devenue cette année le deuxième contributeur au budget de l’ONU, s’est fait élire sans peine au Conseil des Droits de l’Homme d’où elle a entrepris de saper la doctrine des droits de l’homme – c’est un des trois piliers de la Charte de l’ONU – et d’affaiblir les instruments de contrôle et de sanction prévus en cas de violation. Elle a ainsi fait adopter des résolutions apparemment inoffensives sur l’importance du développement économique. Au passage, elle a réussi à introduire dans les textes internationaux des formulations lénifiantes directement empruntées à la propagande du PC chinois, comme « partenariat gagnant-gagnant », « dialogue entre Etats souverains ». Ou encore « communauté de destin pour l’humanité », idée maîtresse de « la pensée de Xi Jinping ». Le but de ces manoeuvres est de remiser les principes fondateurs de l’ONU au profit de ses propres conceptions autoritaires, ce qui mettrait fin à soixante-dix ans d’efforts conjugués pour instituer les droits humains comme norme universelle.
ROUTES DE LA SOIE, 6 UN PROJET PHARAONIQUE
C’est la totalité du continent eurasiatique – du Pacifique aux côtes françaises en passant par la Méditerranée, le Moyen-Orient, l’Afrique et l’ensemble de l’Asie – que la Chine a décidé d’unifier à l’horizon 2050. La méthode ? Le programme d’investissement le plus pharaonique de l’histoire, lancé par Xi Jinping en 2013. La Chine assure à la fois le financement – astronomique : 1,3 trillion de dollars – et la construction d’un réseau tentaculaire de routes, de voies ferrées, de ports, de pipelines, etc. Il s’agit d’imbriquer son économie à celle de l’Eurasie, avec l’espoir de pousser vers la périphérie la seule puissance qu’elle redoute, l’Amérique. Depuis 2013, le projet n’a cessé de s’étendre, et englobe maintenant l’Afrique, l’Amérique latine, le Pacifique Sud, l’Arctique – et même l’espace : 150 pays sont désormais touchés, soit plus des deux tiers de la population mondiale.
L’entreprise est loin de se réduire à un catalogue de grands travaux. Des experts notent que ces investissements répondent avant tout au besoin de soutenir la croissance chinoise, de fournir des débouchés à ses surproductions chroniques, tout en permettant aux géants étatiques – piliers du régime communiste – de se développer à l’international. Parallèlement aux équipements de BTP, la Chine installe partout ses réseaux de télécom, ses fibres optiques, son système de navigation concurrent du GPS américain. Elle multiplie aussi les échanges culturels, éducatifs, politiques, voire militaires. Nous sommes donc face à une grande stratégie, explicitée par Xi Jinping en juin 2018. Les infrastructures, a-t-il déclaré, sont le volet concret de la « communauté de destin » – la notion que Pékin propose en remplacement du système actuel d’alliances fondées sur des affinités politiques.
La stratégie semble marcher. Plusieurs alliés traditionnels de Washington, comme les Philippines, le Cambodge et le Pakistan, séduits à la fois par les crédits et par le « modèle chinois », se sont rapprochés de Pékin. Une coalition de régimes autoritaires pourrait voir le jour, contribuant à fragiliser encore plus les valeurs et les institutions démocratiques dans le monde.
DJIBOUTI, PREMIÈRE BASE EN CHINAFRIQUE
La Chine a longtemps affirmé que, n’étant pas un régime impérialiste, elle n’aurait jamais de base militaire à l’étranger. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, qui est également chef des armées, le discours a changé. Le projet de route de la soie maritime a été lancé et la Chine doit maintenant « défendre ses intérêts nationaux » y compris en se projetant loin de son territoire. En 2015, un contrat est signé avec Djibouti. Un an et demi plus tard, la première base militaire chinoise à l’étranger voit le jour. Pékin a investi d’autre part 12 milliards d’euros sur des projets d’infrastructures, dont un chemin de fer vers Addis-Abeba, un aéroport, un port, etc.
Estimé à quelques centaines aujourd’hui, le nombre de soldats stationnés pourrait atteindre 10 000 en 2026. Idéalement situé dans la corne de l’Afrique, Djibouti constitue un pivot sur la route de la soie maritime, donnant à l’est sur l’océan Indien et au nord sur la mer Rouge et la Méditerranée. Autre
avantage, non négligeable : la présence dans un mouchoir de poche de bases française, américaine, japonaise, italienne, que les grandes oreilles chinoises ne manqueront pas d’écouter attentivement. Etant donné le rythme des investissements chinois, d’autres bases militaires pourraient être créées afin de protéger ces derniers.
SRI LANKA, L’IMPÉRIALISME DU PRÊTEUR
Il y a d’abord eu un président, Mahinda Rajapakse, élu en 2005, qui a lancé une foule de grands projets de développement. Par exemple, Hambantota, bourg endormi de 11000 habitants, coincé entre jungle et mer dans le sud de l’île, a été choisi pour y construire un port, un centre de congrès, un stade de cricket et un aéroport. Comment financer ces travaux ? Grâce à des prêts consentis avec libéralité par la Chine. Mais les projets étant surdimensionnés par rapport à l’activité potentielle, ces infrastructures ne génèrent pas assez de revenus. Résultat : dix ans plus tard, plus de 90% du revenu national est confisqué par le service de la dette. Le port ne reçoit la visite que d’un navire par mois. Quant à l’aéroport, aucun vol régulier ne le dessert. Rajapakse perd les élections en 2015 et son successeur n’a d’autre issue que de remettre le port à la banque d’Etat chinoise, pour une durée de 99 ans, en échange de l’effacement de l’ardoise.
ANNEXIONS EN MER DE CHINE
C’est la plus grande annexion forcée de l’Histoire : une surface de plus de 3 millions de kilomètres carrés d’eaux internationales revendiquée par sept pays riverains, par où transite un tiers de la circulation maritime du globe et qui renferme des richesses colossales dans son sous-sol. En 2013, le tribunal de La Haye, saisi par les Philippines, a jugé que selon la convention des Nations unies sur le droit de la mer, les revendications chinoises n’avaient aucun fondement légal. Rejetant la décision, Pékin a décidé de continuer l’exploitation de ces eaux sur lesquelles il déclare exercer désormais sa souveraineté. Un vaste programme de poldérisation a d’abord permis de transformer des récifs inhabitables en îles artificielles. Puis des équipements militaires ont été construits sur certaines d’entre elles, permettant à la marine chinoise de prendre possession des eaux environnantes. Les bateaux qui s’aventurent trop près sont pris en chasse par une nuée de bateaux de pêche qui servent de supplétifs. Malgré les mises en garde chinoises, les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne continuent de déployer leurs navires dans les eaux contestées au nom de la liberté de navigation. La situation est souvent tendue et potentiellement explosive.
RAZZIA AU PÔLE NORD
La jolie montagne de Kvanefjeld, dans le sudouest du Groenland, recèle un des principaux gisements de terres rares et d’uranium au monde. Pendant des mois, les Groenlandais se sont déchirés sur l’opportunité de l’exploiter, compte tenu des risques écologiques. La Chine a mis fin au débat. Elle fonce. Elle est en train de prendre le contrôle de la société d’exploration (originellement australienne) du site. Et elle a créé une structure qui se chargera d’acheminer, dès 2021, la totalité des minerais extraits vers ses propres ports.
Au pôle Nord, rien n’arrête plus les appétits de Pékin. Car c’est là que se trouvent les ressources de l’avenir : gaz, fer, zinc, uranium et tous les métaux rares au coeur de la révolution technologique actuelle. Les Chinois mettent la main sur tout ce qui se présente, sans regarder à la dépense. Fin 2017, avec l’aval de Trump, ils ont ainsi annoncé l’investissement de 43 milliards de dollars pour exploiter le gaz naturel d’Alaska. Ils avaient déjà investi dans les deux grands projets gaziers du nord de la Russie. Ils ont aussi placé des pions en Islande, en Norvège, au Canada… Pour le spécialiste des mondes polaires Mikaa Mered, ils sont désormais « les maîtres de l’Arctique ». Pour la Chine, la rentabilité de ces investissements est accessoire : sa priorité, c’est de sécuriser des sources d’énergie et les matières premières nécessaires pour maintenir sa croissance sur… plusieurs décennies.
Avec la fonte des glaces, de nouvelles voies se profilent au nord du 66e parallèle. Pékin vient de mettre à l’eau son premier brise-glace lourd et a lancé un appel d’offres pour un second, nucléaire celui-là. En moins de cinq ans, les Chinois ont investi 89 milliards de dollars. D’où bien des inquiétudes : la Chine n’est pas connue pour son respect scrupuleux de l’environnement ; et si elle se retrouve en monopole sur certains métaux – ceux qu’on trouve dans les smartphones, par exemple – elle jouira d’un pouvoir immense.
HUAWEI, LE CHEVAL DE TROIE DES ESPIONS
Huawei a-t-il noyauté les réseaux mobiles du monde entier au profit des services chinois ? Le soupçon ne date pas d’hier : la plupart des pays occidentaux sont persuadés que le géant de Shenzhen est en réalité un sous-marin de l’armée chinoise, chargé de collecter des informations en se servant de ses installations et de ses produits largement présents dans le monde. La Chine a d’ailleurs adopté en 2017 une loi nationale sur le renseignement obligeant tout citoyen ou organisme chinois à collaborer avec les services secrets.
En juillet 2018, la réunion annuelle des chefs espions de plusieurs pays occidentaux s’achève sur un constat glaçant : Huawei est devenu un risque vital pour les démocraties. Sous la férule de Pékin qui a décidé d’en faire le « champion » des télécoms, il a acquis une énorme avance dans la technologie 5G. Au moment où le monde s’apprête à basculer dans ce nouvel écosystème, Huawei se révèle être la seule firme capable d’en maîtriser tous les segments, des antennes-relais aux puces de microprocesseurs en passant par les serveurs et les smartphones. Le voilà donc idéalement placé pour façonner les nouveaux standards, décrocher de juteux contrats, et diffuser très largement son matériel.
Or c’est là que le bât blesse : Huawei, qui a la possibilité de planter dans ses appareils des backdoors, des accès secrets, pourrait donc être à même d’intercepter les données, ou de perturber les réseaux. Le système sera d’autant plus vulnérable que grâce à sa vitesse (100 fois supérieure à celle de la 4G), la 5G permettra aux machines d’échanger entre elles, générant encore plus de données. C’est ce qu’on appelle l’« internet des objets », dont l’usage sera à la fois civil et militaire… Les grands pays démocratiques, après avoir laissé à Huawei la bride sur le cou, ont finalement pris conscience de la nécessité de limiter les risques. D’où les nombreux ennuis que rencontre aujourd’hui le géant chinois.
MENACE SUR LES UNIVERSITÉS
C’était l’époque où la Chine rêvait de soft power. Les Instituts Confucius (IC) furent lancés à grands frais, avec la mission d’enseigner le chinois et de promouvoir les échanges culturels. Théoriquement placés sous la tutelle du ministère chinois de l’éducation, les IC relèvent en fait du Comité central du Parti communiste et plus précisément du groupe de travail chargé de la propagande externe, ce qui en fait un relais de la propagande chinoise. Leurs défenseurs les comparent à des organisations semblables, comme l’Alliance française et le British Council, oubliant que ces dernières sont des structures indépendantes disposant de locaux propres. Les IC sont systématiquement intégrés au sein d’une université locale, alors même que leurs enseignants viennent de Chine et que leurs cours ne s’adressent pas aux étudiants, mais à un public extérieur. Pour les voix critiques, ce choix obéit à une stratégie d’infiltration de l’institution universitaire, visant à obtenir un droit de regard sur les enseignements et les activités touchant à la Chine.
De fait, un certain nombre d’entre eux ont tenté d’interférer dans la vie des campus, allant même dans le cas d’une université californienne jusqu’à empêcher une conférence du dalaï-lama. En 2014, une association de professeurs canadiens de Toronto rompt avec les IC, déclenchant une série de fermetures en Amérique du Nord et ternissant leur image. Leur nombre – 500 au total – continue pourtant de croître dans les régions touchées par l’expansion des routes de la soie.
HOLLYWOOD SOUS INFLUENCE
Depuis quand ne voit-on plus de méchants Chinois dans les blockbusters américains ? Difficile de s’en souvenir… En 2012, MGM tourne un remake de « l’Aube rouge », un film de l’époque de la guerre froide, racontant la résistance d’une petite ville américaine contre des envahisseurs de l’empire du Milieu. Le scénario ayant fuité, la presse d’Etat chinoise réagit avec une telle vigueur que MGM décide d’effacer numériquement, image par image, les soldats chinois, les remplaçant par des Nord-Coréens. Coût : un million de dollars. En 2015, les créateurs de « Pixels » voulaient faire exploser la Grande Muraille par leurs extraterrestres ; c’est le Taj Mahal qui a finalement subi l’affront. Le maître du docteur Strange, dans la célèbre BD de Marvel, est un Tibétain. Dans le film du même nom sorti en 2016, le rôle est confié à la blonde Tilda Swinton, « pour ne pas offenser les Chinois », précisera le scénariste…
Pékin veut contrôler son image chez lui et dans le monde. Il veut être perçu comme une puissance à la fois bienveillante et qu’il vaut mieux éviter de chatouiller. Une quadrature du cercle que l’industrie chinoise du film s’est montrée incapable de résoudre. Comment projeter malgré tout une image alléchante de la Chine? Pékin décide de se tourner vers Hollywood, dont l’incomparable savoir-faire permettra, pensent les mandarins rouges, de sortir de l’impasse. Depuis 2013, la Chine est entrée au capital de plusieurs studios et a coproduit une quarantaine de blockbusters – exerçant au passage son droit de regard sur leur contenu. Les majors californiennes ont l’échine d’autant plus souple que début 2018, le marché du cinéma chinois a dépassé le marché américain. Il ne fait donc pas de doute que Hollywood produira de plus en plus de films donnant le beau rôle à des acteurs chinois, comme « Rogue One » ou « X-Men ». Mais surtout des films montrant la Chine sous un jour résolument positif – comme dans « Seul sur Mars » ou « Gravity », où c’est l’intervention providentielle de l’agence spatiale chinoise qui sauve des astronautes américains. Ce que Hollywood produira de moins en moins, ce sont des oeuvres traitant des fameux « 3 T » qui fâchent Pékin : Taïwan, Tibet, Tiananmen, ainsi que d’une foule d’autres sujets rendus « sensibles » par l’extension du domaine de la répression : l’alcoolisme, les conflits ethniques, la religion, le surnaturel, l’homosexualité, voire le sexe tout court – tous ces thèmes qui « abîment la morale publique ». Pékin va-t-il finir par étouffer également Hollywood sous le poids conjugué de sa propagande et de sa censure?
PRESSION SUR LES PUBLICATIONS SAVANTES
Les groupes d’édition les plus vénérables ne sont pas à l’abri des menaces chinoises de rétorsion économique. En 2017, le plus ancien éditeur du monde, Cambridge University Press (CUP), supprime de son site, sur ordre de Pékin, trois cents articles parus dans sa célèbre revue savante « The China Quarterly ». Ces articles portaient sur des sujets honnis aux yeux des potentats du PC chinois, comme le massacre de Tiananmen en 1989, la révolution culturelle, le combat pour la démocratie de Hongkong, ou les tensions au Xinjiang et au Tibet… Confrontés à un tollé mondial et menacés de boycott par plusieurs centaines d’universitaires du monde, les responsables de CUP font volte-face et rétablissent les articles supprimés.
Quelques mois plus tard, c’est au tour du puissant groupe allemand Springer Nature de supprimer de son site chinois environ cent mille articles. L’éditeur des prestigieuses revues scientifiques « Nature » et « Scientific American » s’est justifié ainsi : « Si nous avions refusé de nous exécuter, nous aurions risqué de voir la totalité de notre production bloquée en Chine. »
LA GRANDE RAFLE DES TECHNOLOGIES
C’est un programme qui vise à éjecter, d’ici à 2025, les Etats-Unis de leur position dominante dans le secteur des technologies de pointe. Son annonce en 2015 a été perçue dans les pays occidentaux comme une déclaration de guerre. Car ces technologies ne sont pas seulement omniprésentes dans les smartphones, robots industriels et autres voitures électriques ; elles sont aussi indispensables pour piloter les systèmes d’armement du futur. Un combat sans merci s’est donc engagé, rappelant à bien des égards la course aux armes nucléaires de la guerre froide. Qui de la Chine ou des pays occidentaux décrochera la suprématie dans les secteurs du futur, comme la robotique, les télécoms, les voitures électriques ou les supercalculateurs ?
Pour l’heure, la Chine est encore à la traîne, voire dépendante d’importations américaines. Xi Jinping, qui veut l’autosuffisance, accorde des moyens colossaux : 2 000 milliards d’euros, avec pour consigne de décrocher à terme la première place tant sur le marché intérieur que mondial. Pour combler l’écart, la Chine ne néglige aucune méthode, même illégale : acquisition d’entreprises high-tech à l’étranger, transferts de technologie imposés aux sociétés qui souhaitent entrer dans le marché chinois, cyberespionnage commercial… Face aux critiques déclenchées par ces méthodes, les médias d’Etat ont mis en sourdine la promotion du Made in China 2025. Mais malgré la colère de Trump, il est peu probable que le plan soit abandonné : c’est la carte maîtresse du projet phare de Xi Jinping, le « rêve chinois » de voir la Chine au premier rang du monde en 2050.