A la recherche des “gilets jaunes”
Dans une enquête éclairante que révèle “l’Obs”, des économistes et des sociologues proposent une grille de lecture du mouvement fondée sur des facteurs subjectifs. Freud détrône Marx !
Par définition, il n’est jamais simple de définir un objet social non identifié. Une fois acté le fait que les « gilets jaunes » vivent pour la plupart hors des grandes villes et dans des conditions di ciles, que sait-on d’eux? Leur mouvement est sans forme (« protoplasmique », dit Edgar Morin), hétérogène, et parasité par des militants d’extrême gauche ou d’extrême droite. Di cile d’en tirer des analyses définitives. « Entre nous, on est très emmerdés », nous déclarait la semaine dernière le responsable d’un très sérieux think tank, qui se rassurait en constatant que les autres, sur le sujet, n’en menaient pas plus large : on assiste essentiellement au bavardage des politologues, au désarroi des sociologues et aux disputes des géographes.
Le Centre pour la Recherche économique et ses Applications (Cepremap) et le centre de recherches politiques de Sciences-Po, le Cevipof, ont uni leurs forces pour tenter de cerner le phénomène. Ils publient aujourd’hui une enquête détaillée intitulée « Qui sont les “gilets jaunes” ? » (1), pilotée par Daniel Cohen, économiste (et chroniqueur à « l’Obs », voir p. 6). Leur conviction ? Pour analyser la situation politique actuelle, tant les outils classiques d’analyse socio-démographique utilisés depuis les années 1960 (âge, catégorie sociale, niveau d’éducation, localisation…) que le prisme idéologique sont bons à mettre à la poubelle. Il faut inventer une nouvelle grille de lecture fondée sur des éléments bien plus subjectifs : sou rance, bonheur, frustration, plénitude, solitude. Freud a détrôné Marx.
Adieu donc le clivage gauche-droite, adieu la lutte des classes, avec d’un côté des ouvriers et de l’autre des possédants. « Le conflit qu’on constate, c’est plutôt “je sou re/tu jouis”, “je suis seul/tu es connecté aux autres”… », résume Yann Algan, professeur d’économie à Sciences-Po. « Les “gilets jaunes” sont loin des ouvriers traditionnels : ce sont des routiers, des aides-soignants, parfois même des cadres ayant un sentiment d’échec. Ce qui les relie, c’est une sou rance et une solitude. Ils ont en commun une forte colère contre l’Etat. Et contre Macron, qui incarne la France de ceux qui vont bien. Mais il leur est très di cile de bâtir un programme ou même de choisir un représentant. »
Quand on interroge les « gilets jaunes » – ou plutôt, pour être exact, les soutiens des « gilets jaunes » – sur des mesures précises, les réponses sont très disparates. Ils sont bien plus radicaux que les électeurs frontistes sur la critique de l’Etat, mais divisés ou indi érents sur le mariage pour tous ou l’immigration, des questions qui n’apparaissent d’ailleurs pas dans leurs revendications. Ils réclament plus de justice fiscale, mais ne s’entendent pas sur la redistribution. « S’ils se retrouvent sur l’ISF, c’est parce que la suppression de cet impôt symbolise l’injustice fiscale, commente Yann Algan. En revanche, leur position concernant l’impôt sur les successions, par exemple, n’est pas claire. » Autre constat des chercheurs : la thèse du géographe Christophe Guilluy, qui voit une opposition entre les métropoles et les périphéries, est « mise à mal » par les résultats de l’enquête : « En réalité, on trouve surtout ce sentiment de mal-être et de solitude dans les villes de 20000 à 100000 habitants, celles qui voient fermer les commerces et les bars. Beaucoup moins dans de nombreux villages ou petites villes. »
Les chercheurs du Cepremap et du Cevipof prolongent un travail engagé lors de l’élection présidentielle de 2017, ce tsunami qui a emporté les partis traditionnels de gauche et de droite. Ils avaient alors construit une nouvelle cartographie politique en fonction de deux critères : le sentiment de bien-être (question : « De façon générale, êtes-vous satisfait de votre vie ? ») et la confiance accordée aux autres (question : « Diriez-vous qu’on n’est jamais assez prudent quand on a a aire aux autres ou qu’on peut faire confiance à la plupart des gens ? »). Sur le graphique publié ci-contre, les électeurs de Macron ont atterri dans la partie « confiants-satisfaits » du cadran, ceux de Mélenchon du côté « confiantsinsatisfaits », ceux de Le Pen et les abstentionnistes dans la partie « méfiantsinsatisfaits », et ceux de Fillon parmi les « méfiants-satisfaits ». « Ce qui est apparu, c’est que Le Pen ne représentait pas le parti des ouvriers, mais de la classe malheureuse, commente Martial Foucault, le directeur du Cevipof. Et on voit clairement que les électeurs de Mélenchon sont di érents de ceux de Le Pen. Ils sont tout aussi insatisfaits de leur vie mais eux, ils font confiance à autrui et ils croient en la politique… »
Pour cette nouvelle enquête consacrée aux « gilets jaunes », les chercheurs ont recommencé l’exercice, mais en l’axant sur le degré de soutien au mouvement.
Les sondés (2) qui ne l'aiment pas se retrouvent du côté « confiants-satisfaits» du cadran (les électeurs de Macron), ceux qui l'appuient à fond du côté « méfiants-insatisfaits » (les abstentionnistes et les lepénistes). En revanche, les deux dernières parties du cadran (« méfiants-satisfaits» et« confiants-insatisfaits »), ces territoires respectivement conquis par Fillon et Mélenchon au premier tour de 2017, sont vides. Yann Algan parle d'une «diagonalisation des passions ». Quelle leçon en tirer? Que seule Le Pen est en mesure de tirer les marrons poli-tiques du feu jaune? Les chercheurs ne vont pas jusque-là, mais... « Il faut bien constater que, sur la base de ces résultats, Mélenchon a un problème avec les gilets jaunes" », commente Martial Foucault. Pour qui les a fréquentés sur les ronds-points et dans les manifestations, l'équi-valence « gilets jaunes » = défiance n'est pas si évidente. Au fil des semaines, autour des braseros et sous les gaz lacrymo, une vraie solidarité s'est créée chez ceux qui s'appellent dorénavant « la famille ». « C'est vrai, ad met Yann Algan, mais ils ont justement trouvé dans ce mouvement un remède à leur solitude, une façon d'exorci-ser leur souffrance. Et regardez la difficulté qu'ils ont encore à se faire confiance, à accepter que quelqu'un les représente. » Si la grille d'analyse - encore balbutiante -de ces chercheurs est juste, elle montre que la démocratie du « vieux monde », avec son système représentatif, sa centra-lisation et son scrutin majoritaire, est tota-lement inadaptée à la société d'au-jourd'hui (d'où la demande de référendum citoyen, de proportionnelle, de tirage au soit). Et que pour répondre au SOS des « gilets jaunes », c'est la confiance et le bien-être qu'il faudra rétablir.■
(1) A lire sur www.cepremap.fr (2) Voir le baromètre de confiance du Cevipof de décembre 2018, réalisé auprès de 2 116 personnes représentatives de la population française.