L'Obs

Le Bris à livre ouvert

POUR L’AMOUR DES LIVRES, PAR MICHEL LE BRIS, GRASSET, 272 P., 19 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Saviez-vous que, au xixe siècle, les mineurs de la sierra Nevada se versaient chaque soir sur la tête un seau de cancrelats, qui avaient le pouvoir d’anéantir les poux ? Qu’un conseil en publicité finança une expédition au Klondike pour y récupérer la cabane de chercheurs d’or de Jack London et, après avoir fait construire une copie sur place, la rapporter à Oakland ? Qu’une lettre de Stevenson, trouvée à la Bancroft Library, confirme la localisati­on, à Point Lobos, au sud de Carmel, de la légendaire et mystérieus­e « Ile au trésor » ? Que, dans la France de 1842, les grands malades attendaien­t, pour mourir, de découvrir la fin des « Mystères de Paris », le roman d’Eugène Sue publié en feuilleton dans le « Journal des débats » ? Et qu’un homme était assez fou pour aller acheter à Londres plusieurs valises afin d’y entasser, alors qu’il en possédait déjà d’autres éditions, les vingt-quatre volumes reliés des oeuvres complètes de Conrad et les trente-trois tomes de l’intégrale Stevenson, trouvés dans une vieille librairie de Charing Cross ? Ce fou furieux, c’est Michel Le Bris, menhir de 75 ans aux semelles de vent, dont le livre tient du capharnaüm byzantin, de la caverne d’Ali Baba, de la soute de galion, des archives du FBI, de la Shakespear­e and Company et de La Joie de Lire, les librairies parisienne­s de Sylvia Beach et de François Maspero. Rescapé d’une lourde opération, après laquelle il a craint de ne plus pouvoir lire ni écrire, le fondateur des Etonnants Voyageurs a eu en effet la belle idée de raconter son destin à travers les bouquins qui l’ont métamorpho­sé et les écrivains qui l’ont illuminé. De son enfance pauvre à Plougasnou à ses huit mois de prison à la Santé lorsqu’il dirigeait « la Cause du peuple », de son époque Mao à sa période Le Clézio, de son entrée contrariée à HEC à sa découverte de l’Amérique et du communisme au romantisme, Le Bris a toujours eu deux vies, la vraie, granitique, et la fictive, mirifique. Il a grandi en Bretagne avec « la Guerre du feu », « le Bossu », « les Pardaillan », « Moby Dick », vendu des bigorneaux afin de pouvoir s’acheter, en poche, « les Hauts de Hurlevent » et « la Voie royale », emprunté « les chemins de la merveille » avec Graham Greene et Stevenson, trouvé chez les poètes bretons Guillevic, Yvon Le Men, Xavier Grall, les alliés substantie­ls de sa jeunesse, il est entré en politique avec Victor Hugo et George Sand, a parcouru le monde avec Conrad, London et Flaubert, qui écrivait : « Je suis né pour être empereur de Cochinchin­e », et a donné au grenier de sa maison natale les dimensions de l’univers. Grâce à la littératur­e, Michel Le Bris a « respiré plus large » (l’expression revient souvent ici). Manière de rappeler, même depuis un lit d’hôpital, que ne plus lire, c’est commencer de mourir.

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