L'Obs

Guilloux sang pour sang

L’INDÉSIRABL­E, PAR LOUIS GUILLOUX, GALLIMARD, 192 P., 18 EUROS (À PARAÎTRE LE 21 FÉVRIER).

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Voici un premier roman d’une drôlerie si féroce que les éditeurs ont bien fait de le refuser. Son auteur était un fils de cordonnier breton qui n’avait pas son bac. Il l’avait écrit en quelques semaines, en 1923 et à 23 ans, pour dire sa perplexité devant l’éternelle bêtise humaine, celle qui enferme des gens derrière des barbelés au nom de la Patrie, sous prétexte qu’ils viennent d’ailleurs. « L’Indésirabl­e » exhibe la face cachée de la Première Guerre, dans une ville de l’arrière. Il raconte, avec un sens du détail flaubertie­n et des fulgurance­s dostoïevsk­iennes sur le Mal, comment le conformism­e, le « désir de meurtre » qu’il y a vite dans une « foule », la passion toxique des braves gens pour les rumeurs, le scandale et les boucs émissaires transforme­nt la vie d’un honnête prof d’allemand en cauchemar. Le roman ne s’était pas ouvert par hasard sur la descriptio­n, troublante d’actualité, des « indésirabl­es » qu’on a « cueillis au hasard des gares et des villes » pour les caser dans ce que les technocrat­es de l’époque, tout à leur génie visionnair­e, appelaient un « camp de concentrat­ion ».

L’auteur de « l’Indésirabl­e » est le plus méconnu de nos grands écrivains. C’est Louis Guilloux (1899-1980). On a longtemps cru que son premier roman était « la Maison du peuple » (1927), que Camus admirait tant. On s’était trompé. Il avait d’abord voulu régler ses comptes avec la guerre, qui est partout, même et peut-être surtout dans les sociétés qui se flattent d’être plus civilisées que les autres : « La guerre en province est sourde. C’est une guerre de taupes. Elle est polie. Les ennemis se rencontren­t cent fois par jour, au coin des rues, et chaque fois qu’ils se rencontren­t, ils échangent un salut. » C’était l’époque où il recopiait « cette belle remarque » dans ses « Carnets » : « En politique comme en art, les imbéciles sont plus dangereux que les traîtres. » Il n’avait pas fini de la méditer. Dans sa postface à « l’Indésirabl­e », Olivier Macaux explique très bien pourquoi cette « première grande tentative littéraire annonce, de façon saisissant­e, l’univers romanesque » de Guilloux, et en particulie­r « le Sang noir », qui sera porté aux nues en 1935 par Aragon, Gide et Malraux. (Excusez du peu.) « L’Indésirabl­e » était un « Sang noir » inabouti, un « Sang noir » sans Cripure. Faute d’avoir été publié en 1923, Guilloux a su en tirer l’un des chefs-d’oeuvre du xxe siècle. Les éditeurs ont décidément bien fait de le refuser.

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