L'Obs

Quand Londres s’habille en Dior

Après Paris, la rétrospect­ive “Christian Dior, couturier du rêve” fait escale à Londres, dans une nouvelle version. Décryptage d’une des expos les plus marquantes de la décennie

- Par ELVIRE EMPTAZ

La robe a légèrement jauni avec les années, elle n’en reste pas moins époustoufl­ante. Enfermée dans un cylindre de verre, elle donne l’impression qu’il suffirait de la toucher pour qu’elle prenne vie. Au mur, la photo de Cecil Beaton rappelle son faste, lorsqu’elle était portée en 1951 par la princesse Margaret pour son 21e anniversai­re. Avant de la lui créer, Christian Dior lui avait demandé : « Son altesse se sent-elle plutôt une personne or ou argent ? » « Or », avait-elle répondu. Le résultat est une merveille de tulle, d’organza brodé de paille de raphia et de nacre, devenue la pièce maîtresse de l’exposition « Christian Dior : Designer of Dreams » qui se tient au Victoria & Albert Museum de Londres. Il s’agit de l’adaptation de la rétrospect­ive « Christian Dior, couturier du rêve » qui a attiré plus de 708 000 visiteurs au Musée des Arts décoratifs de Paris, entre le 5 juillet 2017 et le 7 janvier 2018. L’institutio­n imaginait qu’en cas de réussite elle vendrait 200 000 entrées. Le succès phénoménal a été une surprise générale.

C’est en la visitant qu’Oriole Cullen, commissair­e au V & A, a eu envie de l’adapter en Angleterre. « Nous l’avons trouvée superbe et nous nous sommes dit que nous avions, nous aussi, une très belle collection de pièces originales. Dans les années 1960, la maison nous a notamment offert un tailleur Bar issu de la première collection de M. Dior. Il trône à l’entrée de l’exposition. » Cette ferveur du public tient, d’après elle, au fait que la marque illustre près d’un siècle de mode, depuis sa fondation, en 1946, jusqu’à aujourd’hui. « Après Christian Dior, il y a eu à la tête de la griffe une succession de designers géniaux: Yves Saint Laurent, Marc Bohan, Gianfranco Ferré, John Galliano, Raf Simons et Maria Grazia Chiuri. Chacun a traduit la vision de Dior selon des points de vue très personnels. » A Londres, l’accent est mis sur la relation entre Christian Dior et l’Angleterre. Ainsi, 60% des pièces exposées ne l’ont pas été à Paris. Elles proviennen­t de la collection du Victoria & Albert Museum, de Dior Héritage, où sont conservées les archives de la maison, ainsi que d’autres musées et de collection­s privées. Le V&A a également été contacté par d’anciennes clientes qui ont proposé de prêter leurs pièces, telle une robe de mariée de 1953 restée intacte.

Comme à Paris, les robes exposées sont toutes issues des collection­s haute couture, ayant nécessité des milliers d’heures de travail. On retrouve le savoir-faire de la marque et ses marottes, comme le muguet, les noeuds, les lignes trapèze, l’imprimé pois ou encore le thème du cirque.

« La matière est façonnée comme une sculpture. Il fallait parfois des centaines de coups de fer à repasser pour atteindre exactement l’effet que nous voulions », se souvient la pimpante Anne-Marie Gossot, première d’atelier durant huit ans. Elle a gardé, dans son appartemen­t du 15e arrondisse­ment parisien, ses carnets de commandes avec les mensuratio­ns des clientes, dont de nombreuses princesses. Elle a même offert une photo d’elle posant avec Christian Dior à Bernard Arnault qu’elle a croisé lors de sa visite de l’exposition à Paris. « Cela m’a émue de voir certaines des robes que j’ai confection­nées. Je les trouve un peu défraîchie­s par rapport à ce qu’elles étaient il y a soixante ans, car elles ont parfois mal été repassées. Ce sont des vieilles dames ! Mais ce qui m’a le plus touchée, c’est l’enthousias­me des gens, cet engouement pour la beauté du vêtement… »

Odile Kern était, elle, mannequin officiel de la maison à la même époque. Installée aujourd’hui à Londres, elle a beaucoup aimé la rétrospect­ive du V &A. Elégante, le port altier, elle est toujours habillée en Dior de la tête aux pieds. « J’étais avec M. Dior lorsqu’il est venu défiler à Blenheim pour la famille royale en 1954. Il aimait

beaucoup l’Angleterre. On ressent ce lien unique dans l’expo. On y voit bien aussi combien l’esprit de la maison a évolué avec les différents créateurs. J’aime ces changement­s dans la continuité – sauf le mélange runnings et robes du soir du temps de Raf Simons, je suis trop vieux jeu pour ça ! »

Au-delà de l’aspect patrimonia­l, c’est aussi la façon dont est agencée l’exposition londonienn­e, comme celle de Paris avant elle, qui séduit le public. Il n’est jamais aisé de rendre vivants de vieux vêtements, parfois abîmés par les années. Il faut faire face aux contrainte­s de la conservati­on préventive, les matières fragiles nécessitan­t une températur­e particuliè­re, un soutien spécifique, et ne supportant pas la lumière naturelle. La plupart des musées font donc appel à des scénograph­es pour penser l’espace de la meilleure façon possible. La Française Nathalie Crinière a agencé celui du V&A : « On m’a donné un grand plateau de 1 200 mètres carrés. J’ai fait construire des structures pour le diviser en fonction des thèmes et du nombre d’habits leur correspond­ant. Il me fallait aussi de la place pour la pièce finale, appelée “la salle de bal”. Puisqu’on met en avant le lien entre Dior et l’Angleterre, la robe de la princesse Margaret est dans l’entrée pour que l’arrivée soit contextual­isée. » Grâce à elle, la plupart des pièces ne sont pas cachées derrière une vitrine. Et lorsque cela s’est avéré obligatoir­e, comme pour la fameuse robe de Margaret, les spectateur­s peuvent tourner autour pour en apprécier les détails. Ce travail incarne un tournant dans la façon dont les musées pensent leurs exposition­s. Fini le temps où l’on se contentait d’un simple cartel sous un tableau. « On essaie de mettre le spectateur dans un contexte, le but est de lui offrir un spectacle, analyse Elise Urbain Ruano, historienn­e de l’art et de la mode. Un musée comme les Beaux-Arts de Lille fait des reconstitu­tions 3D grandeur nature lorsqu’il propose une exposition sur le pharaon Sésostris III. Tout le monde a compris que la visite doit désormais être une aventure, il faut immerger le visiteur… » Et c’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de mode. « Ces objets de la vie courante ne sont pas pensés pour les musées. Il faut redoubler d’inventivit­é pour leur donner vie. Cela passe par un jeu de lumières avec, par exemple, des robes qui apparaisse­nt et disparaiss­ent. » Ainsi, au V&A, une équipe a travaillé uniquement à la confection des mannequins, adaptés à la main à chaque création. Le public se laisse, lui, facilement entraîner dans cet univers de rêve. Nul besoin d’être un spécialist­e de mode pour apprécier la beauté des objets. Il y a paradoxale­ment quelque chose de démocratiq­ue dans le fait de montrer ces tenues exceptionn­ellement chères et luxueuses. Si l’art contempora­in nécessite certaines références pour être compris dans son entièreté, la mode est, elle, à la portée de chacun. « On peut se sentir éloigné de l’art mais personne n’a peur de donner son avis sur la mode. On a tous une relation émotionnel­le au vêtement, un lien qui peut passer par un souvenir, la famille, une expérience, etc. Ces exposition­s ont du succès parce qu’elles ont un aspect social, on y voit l’impact du créateur sur la société, sur l’image de la femme, sur la rue… », ajoute l’historienn­e. Si cette exposition a aussi bien fonctionné, c’est aussi parce qu’elle a bénéficié d’une communicat­ion conséquent­e. Une démarche que déplore le sociologue Serge Chaumier, responsabl­e du master Expographi­e Muséograph­ie à l’Université d’Artois. « C’est une expo blockbuste­r : très belle, bien faite mais qui ne pose pas beaucoup de questions. C’est un succès, mais, comme au cinéma, on ne mesure pas la qualité d’un film à son nombre d’entrées. Les institutio­ns courent après car elles vivent de ce lien avec les marques, devenues les nouveaux mécènes. Peu de gens sont critiques, or il est intéressan­t de se demander quelle est la marge de manoeuvre du musée sur le discours qu’il tient dans ce type de manifestat­ion. » Plus de soixante ans après la mort de son fondateur, la maison Dior continue de nourrir les conversati­ons et l’on trouve encore certains observateu­rs à la dent dure. En cela, la mode n’a vraiment pas changé. Exposition « Christian Dior: Designer of Dreams », jusqu’au 14 juillet, au Victoria & Albert Museum de Londres.

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CHRISTIAN DIOR DANS SON ATELIER, DANS LES ANNÉES 1950.
 ??  ?? PLUS DE LA MOITIÉ DES ROBES EXPOSÉES AU V & A N’ÉTAIENT PAS VISIBLES AU MUSÉE DES ARTS DÉCO DE PARIS. LA SCÉNOGRAPH­IE A DONC ÉTÉ PENSÉE SPÉCIFIQUE­MENT POUR L’ANGLETERRE.
PLUS DE LA MOITIÉ DES ROBES EXPOSÉES AU V & A N’ÉTAIENT PAS VISIBLES AU MUSÉE DES ARTS DÉCO DE PARIS. LA SCÉNOGRAPH­IE A DONC ÉTÉ PENSÉE SPÉCIFIQUE­MENT POUR L’ANGLETERRE.
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