DELPHINE HORVILLEUR
DE L’ANTISÉMITISME EN FRANCE
Etes-vous choquée après les insultes proférées à l’encontre d’Alain Finkielkraut en marge de la manifestation des « gilets jaunes » à Paris samedi dernier ?
Elles sont terrifiantes et odieuses, mais je suis très surprise qu’une autre séquence également filmée au cours de ce week-end ne suscite pas davantage d’émotion et de commentaires. Elle a eu pour moi un effet tout aussi dévastateur. Il s’agit des images de l’exfiltration d’Ingrid Levavasseur, ex-figure du mouvement des « gilets jaunes », au cours de la manifestation de dimanche dernier à Paris. On la voit entourée de personnes qui la poussent, l’insultent, lui font des doigts d’honneur et, dans la foule, on entend une femme qui lui crie clairement : « Retire ton gilet, sale juive ! » Quand Ingrid Levavasseur est ainsi insultée et traitée de « sale juive », c’est comme si le terme « juive » faisait d’elle, en soi, une ennemie ou une traître à la cause. Voilà qui doit nous interpeller. Mais l’antisémitisme n’est qu’un clignotant, le marqueur d’une fièvre qui s’est emparée d’une partie du corps national et dont il nous faut chercher la cause. Il est le révélateur d’un dysfonctionnement en profondeur. L’antisémitisme n’est pas le problème des juifs, c’est celui de tous, un symptôme de l’état de notre société.
Quel est aujourd’hui son état de gravité, a-t-on franchi de nouveaux seuils dans la violence, au cours des semaines qui viennent de s’écouler ?
Bien des commentateurs parlent de « micro-agressions » au sujet des actes de toutes sortes qui se multiplient, mais ceux-ci ne doivent pas éclipser les morts, les assassinats survenus au cours de ces dernières années. Les juifs vivent des agressions très graves et ils ont légitimement besoin d’être défendus. Seulement, lorsque les pouvoirs publics entrent en action et protègent les synagogues, les écoles juives, toutes ces mesures de protection stimulent l’animosité à leur encontre, et se renforce alors un discours antisémite. Celui-ci se nourrit de l’idée que les juifs seraient mieux traités que les autres, avec des accusations délirantes comme : « Il n’y en a que pour eux. » Ce vieil argument antisémite, dénonçant la prétendue proximité des juifs avec le pouvoir et les privilèges qui en découleraient, a engendré un
cercle vicieux : lorsque les juifs sont attaqués, c’est le principe républicain de l’égalité pour tous qui est mis à mal. Mais quand la République tente d’assurer leur sécurité – ce qu’elle doit faire –, cela sert d’argument pour faire croire à un privilège juif, à une inégalité de traitement : nous marchons sur la tête !
Le mouvement d’exode des juifs de France vers Israël, auquel nous assistons depuis plusieurs années, pourrait-il encore s’aggraver ?
Dans un tel contexte de menaces, de montée des haines, Israël apparaît à certains comme une solution naturelle ou comme la possibilité d’un refuge. Et cela risque de s’accroître dans les années à venir, si les Etats européens ne sont pas à la hauteur de leurs promesses. Je le comprends, même si ce n’est pas ce que je prône comme une solution collective. Lorsque j’entends l’apostrophe lancée samedi dernier à Alain Finkielkraut : « Retourne à Tel-Aviv », je pense à ce dessin humoristique, où, sur une image, on dit aux juifs qui sont en France : « Vous n’êtes pas ici chez vous », et sur une autre image, on dit aux juifs qui sont en Israël : « Vous n’êtes pas ici chez vous. » Deux voix qui disent, simultanément : vous n’avez rien à faire ici et vous n’avez rien à faire là-bas. Cette démonstration humoristique par l’absurde montre bien combien l’antisémitisme dit surtout quelque chose de celui qui l’énonce, plutôt que de ceux à qui il s’adresse.
Les réactions de la classe politique, intellectuelle, vous semblent-elles aujourd’hui à la hauteur de la situation ?
Depuis plusieurs années, un enchaînement de drames a créé un sentiment de grande solitude pour beaucoup de juifs en France. Après l’assassinat d’Ilan Halimi, en 2006, je me souviens d’avoir regardé autour de moi pendant la manifestation, en me disant que nous étions bien seuls. Après l’effroyable exécution des enfants juifs à Toulouse, il n’y a pas eu de grande manifestation nationale. En 2015, les tueries de « Charlie Hebdo » et de l’Hyper Cacher ont créé un nouveau choc. Aux obsèques d’Elsa Cayat, toute l’équipe de « Charlie » était là, beaucoup de juifs aussi, tombant dans les bras les uns des autres. Nous étions en train d’incarner ce que la France peut être dans la fidélité à son idéal républicain d’égalité : placer l’humain et la première personne du singulier avant toute affiliation communautaire collective. Mais bien des gens, qui n’ont pas vécu dans leur chair ou dans leur conscience l’enchaînement de ces deux séquences, ne peuvent comprendre ce qui s’est alors joué pour beaucoup de juifs français : le sentiment que, sans « Charlie Hebdo », personne ne serait descendu dans la rue.
Que devraient dire maintenant les « gilets jaunes » ?
Leur parole revêt une importance critique, pour dénoncer haut et fort, sans aucune ambiguïté, ce qui s’est emparé, malgré eux, de leur mouvement. Ils ont aujourd’hui une opportunité de parler enfin et de marcher pour dire leur opposition à l’antisémitisme. Il ne s’agit pas pour eux de plaider coupable, mais d’assumer la responsabilité politique qui découle de l’espace de parole qu’ils ont créé. La contestation du pouvoir est légitime, elle constitue même un pilier de la démocratie, mais la rhétorique de dénonciation des « élites » et de la représentation populaire entre en résonance avec un langage ancestral qui a été celui de l’antisémitisme. Il revient donc à ce mouvement de faire preuve de vigilance et de démontrer une capacité d’autocritique que l’on n’entend pas assez pour l’instant. J’ai reçu hier une image formidable sur les réseaux sociaux. Un jeune Karim, que je ne connais pas, manifestait samedi dernier dans le cortège des « gilets jaunes » en brandissant un panneau : Not in my name (« Pas en mon nom »), comme je l’avais suggéré. Je remercie tous ceux qui, comme lui, vont dire haut et fort : non à l’antisémitisme.
Faudrait-il aujourd’hui faire de l’antisionisme un délit
“SI L’ON CONTINUE À FAIRE CROIRE QUE CETTE HAINE QUI MONTE ET ENFLE EXPRIME SEULEMENT LA HAINE DES JUIFS, ALORS ON LES FRAGILISE ENCORE EN LA DÉNONÇANT.” DELPHINE HORVILLEUR
au même titre qu’une injure raciste ou antisémite ?
Ce terme est devenu un mot de passe, un code pour signifier autre chose. En réalité, que veulent-ils dire, les antisionistes? Qu’ils s’opposent à la politique actuelle du gouvernement en Israël? Que ce pays ne doit pas exister, qu’il n’a pas de légitimité ? Qu’on leur interdit de critiquer ce pays, alors que les Israéliens euxmêmes ne s’en privent pas et de façon assez virulente ? Veulentils dire qu’existerait un complot juif international, comme certains semblent le croire ? Quand tant d’antisémites emploient ce terme pour recouvrir leur haine d’un vernis de respectabilité ou de morale, nul ne peut plus l’employer sans expliquer d’abord ce qu’il entend par là. Ce vocable est tout simplement entaché. L’agression d’Alain Finkielkraut en est une nouvelle illustration. Je ne crois pas à l’interdiction, mais quiconque l’emploie doit expliquer très clairement ce qu’il entend ainsi signifier. Nous sommes dans un temps qui nous appelle tous à la responsabilité, et pas seulement les élus ou les pouvoirs publics. A l’extrême droite comme à l’extrême gauche surgit une même revendication de la part de ceux qui disent : la France, c’est nous. Le juif devient alors le premier terme désignant celui qui n’est pas la France, celui dans le rejet duquel on se purifie.
D’où ces insultes antisémites envers Ingrid Levavasseur, ou ce tag traitant de « nègre enjuivé » le footballeur Kylian Mbappé ?
Le tag précisait : « enculé de nègre enjuivé », un condensé de haine homophobe, raciste et antisémite qui dit toute la peur de la contamination présente dans l’esprit de certains, le rejet de cet autre qui polluerait la nation, la famille ou le groupe en floutant les frontières du genre, de l’identité. Nous sommes nombreux à être estomaqués par un tel déversement de haine et de bêtise, mais il ne suffit pas de répéter : « L’antisémitisme ou le racisme, ça suffit. » Suggère-t-on ainsi que jusque-là, ça allait? Il ne s’agit pas de dire que le juif, c’est l’autre, mais d’affirmer qu’il ne faut pas s’en prendre à « nous ». Il faut percevoir à quel point l’insulte faite à cet autre balafre chacun d’entre nous, qui, demain, pourrait se trouver à son tour être l’étranger à sa nation ou à sa maison. Si l’on continue à faire croire que cette haine qui monte et enfle exprime seulement la haine des juifs, alors on les fragilise encore en la dénonçant.
Le mouvement des « gilets jaunes » avait jusqu’ici peu retenti de slogans racistes ou xénophobes. Pourquoi l’antisémitisme y surgit-il ?
Il n’existe pas de hiérarchie de gravité entre le racisme et l’antisémitisme et, bien entendu, il faut combattre l’un et l’autre avec la même détermination. Le racisme, c’est une haine de celui qui n’est pas « à ma hauteur », qui est moins que moi, et aussi l’expression d’un sentiment de supériorité. L’antisémitisme, c’est la haine de celui qui incarnerait au contraire un « plus que moi », un groupe supposément dominant ou privilégié par le « système ». Dans le contexte particulier de contestation des élites et de la représentation que nous vivons, les juifs, associés par un cliché ancien à l’argent et à la sphère du pouvoir, constituent une cible privilégiée. L’antisionisme se nourrit des mêmes fantasmes, Israël est présenté comme un Goliath, une puissance impérialiste. Et les réseaux sociaux fourmillent de thèses délirantes, comme celle d’un Louis Farrakhan accusant les juifs d’être à l’origine de la traite des esclaves. Autant d’accusations et de fables sordides qui circulent sans la moindre vérification. Tout se conjugue pour donner crédit aux pires théories du complot.
Sommes-nous en train de vivre une situation inédite ?
Ce qui est nouveau et troublant, c’est combien les extrêmes se rejoignent aujourd’hui, combien leurs discours se calquent les uns sur les autres, tous ces gens qui disent : nous sommes le peuple. Nous assistons à des alliances improbables : l’antisémitisme « racial » de l’extrême droite classique est rejoint par celui d’un soralo-dieudonisme, et celui d’une frange de l’extrême gauche, mais aussi des fondamentalistes religieux. Oui, il faut nous manifester, mais avant tout les uns envers les autres. Et, pour moi, la véritable urgence n’est pas tant dans la parole que dans l’écoute. Avec quoi les mots que nous entendons aujourd’hui entrent-ils en résonance ? Nous ne sommes pas dans l’Europe des années 1930, mais certains échos se font entendre. Il est urgent d’aiguiser notre oreille et notre intelligence, d’entendre ce que des haines ciblées racontent de menaces pour l’ensemble de la nation. ■