SA STRATÉGIE POUR S’EN SORTIR
Quand l’Elysée a vacillé
En ces tout premiers jours de décembre, Emmanuel Macron a peut-être trouvé la solution. Le mouvement des « gilets jaunes » n’en finit plus d’enfler. A Paris, l’Arc de Triomphe est vandalisé. Partout, la colère gronde, soutenue par une majorité de Français. Le président de la République, lui, demeure invisible. Dans le secret de l’Elysée, il multiplie les entretiens en tête à tête. Les réunions de crise avec sa garde rapprochée. L’une d’elles va être décisive. Il y fait état, selon un participant, de sa « conviction que le sujet principal, au-delà de la hausse des prix des carburants, c’est que les Français ont l’impression qu’on ne les écoute pas, qu’on ne
les considère pas ». Et de continuer, sans que personne n’ose interrompre la parole présidentielle : « Il faut offrir au pays un moment où tout le monde pourra se parler, sans violence. Nous sommes un peuple qui aime le débat, mais les gens sont frustrés de parler dans le désert. Que pensez-vous de l’opportunité d’organiser un grand débat citoyen ? » L’idée lui a notamment été soufflée par ses ministres sociaux, Muriel Pénicaud en tête. Autour de la table, parmi ses conseillers, les avis sont partagés. Le projet est séduisant sur le papier, mais l’initiative peut être un flop retentissant. D’autant que les débouchés sont très incertains. Les attentes créées seront énormes et les risques encourus plus encore, si les espoirs sont déçus.
Mais le chef de l’Etat n’entend pas laisser passer sa chance de rebondir, de sortir la tête de l’eau dans laquelle il se noie depuis l’été. L’affaire Benalla, les démissions d’Hulot et de Collomb, et maintenant la colère généralisée : il était asphyxié, voilà enfin l’occasion de s’offrir un peu d’air, d’enfiler un gilet jaune… de sauvetage ! Contraint et forcé, celui qui confie souvent sentir « le froid de la lame sur la nuque » a préféré tenter de relever la tête qu’être sûr de la perdre. Le président le confiera d’ailleurs, quelques semaines plus tard, lors d’un débat dans la Drôme : « Merci le carburant! » Il voit dans ce mouvement de contestation « une formidable opportunité » de rebattre les cartes. A en croire un membre du gouvernement très visible depuis le début du grand débat, Macron est décidé à bouger, vite et fort : « Ça fait dix ou quinze fois que j’écoute le président de la République et ça fait dix ou quinze fois que je suis persuadé qu’il veut renverser la table. Je suis convaincu que la montagne n’accouchera pas d’une souris. Il est très persistant dans ce qu’il nous dit. »
Le président s’est d’abord résolu à bouleverser sa garde rapprochée. Il y avait urgence : le quinquennat n’avait commencé que depuis dix-huit mois et une ambiance de fin de règne s’était déjà installée. Si Macron est persuadé que remanier son gouvernement ne réglera rien, les changements opérés au sein de son propre cabinet en disent long sur la révolution qu’il espère mener. Pris un à un, les départs peuvent paraître justifiés par des motivations personnelles. Le conseiller politique, Stéphane Séjourné, a quitté le Château pour diriger la campagne des européennes du parti; le maître en communication, Sylvain Fort, voulait passer à autre chose; le conseiller spécial, Ismaël Emelien, a choisi de plonger dans les livres pour mieux s’extraire de l’affaire Benalla… Sans compter que d’autres démissions sont évoquées, jusqu’à celle du secrétaire général, Alexis Kohler, « le secret le mieux gardé de la République », dixit un proche du président. Mais le démantèlement de la start-up macronienne a des origines plus profondes. « Ils n’avaient pas anticipé la crise parce qu’ils n’ont pas d’expérience, explique le même proche. Ils ont été submergés quand c’est parti en vrille. » De fait, un éminent élément de cette jeune garde l’admet : « Les “gilets jaunes” vont durablement marquer à l’Elysée, tant on n’avait pas vu arriver le truc. Ça interroge sur les capteurs à mettre en place! »
L’affaire est entendue, on n’exerce pas le pouvoir comme on le conquiert. Surtout, on ne gouverne pas un pays comme on dirige une entreprise. L’équipe taillée pour appliquer un programme en temps calme a sombré en pleine tempête. Le changement de cap est radical : les élus locaux ne sont plus des barons ni les syndicats des freins. Tous sont désormais considérés comme des relais à choyer. Pis, La République en Marche, qui se voulait à sa naissance un mouvement plutôt qu’un parti, est en passe d’être transformée du sol au plafond pour mieux mailler le territoire, à la manière du PS lors de ses glorieuses années. L’« ancien monde » n’a pas disparu, il revient en force dans le tout premier cercle du président. Le conseiller de Dominique Strauss-Kahn à Bercy et de Nicole Notat à la CFDT, Philippe Grangeon, est devenu le nouveau conseiller spécial de l’Elysée, où l’on n’a jamais autant écouté le patron du MoDem, François Bayrou, et le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand. De même que Jean-Paul Delevoye, ex-chiraquien et actuel haut-commissaire à la réforme des retraites, et Jean-Marc Borello, président du Groupe SOS, spécialisé dans l’économie sociale et solidaire. Le temps deux du quinquennat ne se fera pas sans eux.
L’opération, pour l’heure, est un succès. Macron, qui n’est jamais aussi bon qu’en campagne, remonte dans les sondages à mesure qu’il redescend dans l’arène. Au pointage annoncé lors du conseil des ministres du 13 février, à la mi-temps du grand débat, 2500 réunions se sont tenues et 3 500 autres sont déjà annoncées, 850000 contributions ont été envoyées et 1,7 million de personnes ont visité le site. Le calendrier est arrêté. Durant la première quinzaine de mars, les corps intermédiaires (syndicats, associations, élus…) seront conviés à des conférences pour débattre des quatre grands thèmes (transition écologique, fiscalité, démocratie et citoyenneté,
Macron, qui n’est jamais aussi bon qu’en campagne, remonte dans les sondages à mesure qu’il redescend dans l’arène.
organisation de l’Etat et des services publics). La seconde moitié du mois verra se tenir dix-huit conférences régionales regroupant des citoyens tirés au sort. La question de l’impartialité n’inquiète pas au sein du gouvernement. « C’est un truc de journalistes, balaie un ministre. De toute façon, ce sont les réponses sur le fond qui devront dissiper les doutes. »
Qu’entend-on au cours de ces débats? « La demande de justice fiscale est incontestablement la plus forte, rapporte une source gouvernementale. Juste derrière, il y a l’équité sociale. » Une ministre évoque, elle, son étonnement de voir l’écologie si souvent abordée, même si elle l’est de manière paradoxale : « Il y a ceux qui réclament plus de mesures environnementales et ceux qui pestent contre celles existantes, au motif qu’on demande toujours des efforts aux mêmes, qu’on ne met pas suffisamment à contribution les vrais pollueurs et notamment les entreprises. » Souvent, tout est affaire de symbole. « C’est là que les réponses seront le plus complexes à apporter, explique un autre de ses collègues. Particulièrement en matière d’exemplarité des élus, la défiance est telle… A leurs yeux, les élus incarnent un système qu’ils rejettent plus que jamais. » Plus encore que le référendum d’initiative citoyenne (RIC), star des ronds-points, c’est le tirage au sort dans toutes les assemblées, jusqu’au Parlement, qui est avancé en guise de solution.
En matière de symboles, toutefois, rien n’égale l’ISF, l’impôt de solidarité sur la fortune, transformé en impôt sur la fortune immobilière (IFI) par Macron dès son arrivée, exonérant ainsi la grande majorité des placements financiers. Revendication phare des « gilets jaunes », le retrait de la réforme de l’ISF a été exclu avant même le début du grand débat par l’exécutif. A une nuance près : ladite réforme prévoit une évaluation deux ans après son vote, soit à la fin de 2019. Une fenêtre idéale pour modifier le texte sans se renier. « Je peux déjà vous donner les conclusions de l’évaluation, assure un pilier de la majorité. Le principal refuge de l’épargne des Français n’a pas changé, il s’agit toujours de l’assurance-vie, elle n’est pas allée vers l’entreprise. J’ai parié avec plusieurs collègues qu’on retoucherait bien à la réforme de l’ISF et, croyez-moi, je n’ai pas fini de bouffer à l’oeil ! » Au rang des mesures fiscales avancées, la création d’une tranche supplémentaire dans l’impôt sur le revenu des plus aisés est aussi très souvent évoquée.
Une chose est certaine : il est loin, le temps où seules des réponses institutionnelles étaient imaginées. « Tout est sur la table », répète souvent le président. Luimême a d’ores et déjà annoncé, à l’occasion des débats auxquels il participe, toute une série de reculs : de l’aménagement de la limitation à 80 km/h sur les routes secondaires au retour de certains emplois aidés, en passant par le ralentissement de la dématérialisation des actes administratifs. Dans son bureau, c’est le concours Lépine entre les « visiteurs du soir ». L’un propose d’« accélérer la décentralisation », un autre d’« augmenter les frais de succession », un troisième d’« instaurer une taxe de 5% sur les dividendes ». Ce dernier s’est néanmoins vu opposer une fin de non-recevoir. Raison invoquée par le chef de l’Etat? « On ne touche pas aux entreprises! » Pour le reste, comme toujours, Macron ne décide pas, laisse le jeu ouvert jusqu’au dernier moment. « Il passe ses interlocuteurs à la lessiveuse, mais ne tranche pas devant nous », témoigne l’un de ceux passés régulièrement à la machine.
Les ministres sont invités à rédiger leur propre contribution au grand débat. Ils sont même autorisés à lancer des ballons d’essai dans les médias, au risque de quelques couacs. Tels Gérald Darmanin sur la suppression des niches fiscales ou Brune Poirson sur le retour de la taxe carbone. Les premières décisions ne sont pas prévues avant la mi-avril. C’est à cette date que l’on connaîtra également les modalités de leur mise en oeuvre. Rien n’est tranché, là non plus. Dans l’entourage du président, on dit s’orienter vers une « réponse multiple » en « différentes phases ». Plusieurs textes de loi, un Grenelle social, un référendum plutôt à l’automne. En attendant, « le président épluche les premiers carottages [échantillons, NDLR] qui lui remontent du grand débat », explique-t-on à l’Elysée. Il en a déjà tiré une conclusion : « Il est marqué par le fait que les gens ont le sentiment que rien n’est fait pour eux, malgré les nombreuses réformes engagées. Quand il voit que le droit à l’erreur reste méconnu des administrés ou que les emplois francs ne sont pas connus des patrons de PME, il se dit que ça va être très long de changer la vie des gens et davantage encore leur perception. A côté des orientations politiques, il sait qu’il va devoir améliorer le “delivery”. » Une livraison effectivement très attendue.