L'Obs

« Il fallait “outer” le Vatican ». Entretien avec Frédéric Martel pour son livre « Sodoma »

Le Vatican, l’une des plus grandes communauté­s gay au monde? C’est ce que soutient Frédéric Martel dans “Sodoma” (Robert Laffont), à l’issue d’une enquête de quatre années au coeur de la cité-Etat. Entretien, et réactions de trois spécialist­es

- Propos recueillis par MARIE LEMONNIER

C’est le plus grand secret de ces cinquante dernières années. Un véritable mensonge d’Etat », raconte le journalist­e et sociologue Frédéric Martel, non sans emphase matinée d’accent du Sud. L’homosexual­ité d’un très large nombre de hauts dignitaire­s de l’Eglise était jusque-là un secret de Polichinel­le pour les vaticanist­es romains. Dans « Sodoma », épais ouvrage de plus de 600 pages et résultat de quatre années d’une enquête d’infiltrati­on au sein même du Vatican, cette « paroisse » un peu particuliè­re est révélée pour la première fois au grand jour dans son incroyable ampleur et décrite avec minutie comme un véritable « système » possédant ses propres règles sociologiq­ues. « Seul un gay ayant les codes pouvait faire ce livre », dit aussi Martel qui revendique son homosexual­ité et qui est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la question, parmi lesquels « le Rose et le Noir » ou « Global Gay ».

Ecrit à la première personne dans le style anglo-saxon de la narrative nonfiction, « Sodoma », dont le titre choc est en fait une allusion à la ville biblique de Sodome, sort ce jeudi en librairie, le jour même où s’ouvre à Rome le grand sommet sur la pédophilie dans l’Eglise voulu par le pape François. Une sortie opportuném­ent orchestrée dans vingt pays et en huit langues, qui porte ainsi le risque de créer de malheureux courts-circuits entre deux sujets qui n’ont rien à voir. Rien, si ce n’est une culture de l’omerta sexuelle généralisé­e, en grande partie forgée pour protéger la « double vie » des hommes en robe et qui a pu profiter aux agresseurs sexuels, explique « Sodoma ».

Si Martel a trouvé des complices pour l’informer parmi les prêtres romains et même, dit-il, parmi les cardinaux proches du saint-père, et qu’il a pu résider dans les grands appartemen­ts de trois locataires du Vatican (dont un cardinal, un évêque et un confesseur de Saint-Pierre !), beaucoup de prélats pourront se sentir trahis par un livre qui procède parfois jusqu’au malaise par faisceau d’allusions, pour ne pas tomber sous le coup de la loi. L’auteur plaide « l’intérêt général », la nécessité de dénoncer l’hypocrisie des autorités catholique­s qui imposent des normes rigides qu’elles ne sont pas capables de s’appliquer à elles-mêmes. Voilà qui pourrait, selon Frédéric Martel, rejoindre les intérêts d’un pape réformateu­r combattu par une grande partie des membres de la curie, d’autant plus conservate­urs et homophobes qu’ils seraient secrètemen­t homosexuel­s ou homophiles.

Si les bombes savent exploser de manière feutrée sous la Coupole, nul doute que « Sodoma » deviendra rapidement « le livre de chevet secret de nombreux prélats », comme le déclare le grand vaticanist­e Marco Politi.

« Le Monde » a récemment révélé que le nonce de Paris, Luigi Ventura, ambassadeu­r du Vatican en France, était visé par une enquête pour « agressions sexuelles ». Cet Italien de 74 ans, qui bénéficie de l’immunité diplomatiq­ue, est accusé d’avoir commis des attoucheme­nts sur un jeune cadre de la mairie de Paris lors d’une cérémonie des voeux à l’hôtel de ville. Depuis, plusieurs hommes proches de l’Eglise catholique ont témoigné d’agissement­s similaires de la part du prélat. Que vous inspire tout cela?

Je ne peux pas me prononcer sur une affaire en cours, et la question des abus ou des agressions sexuelles n’est d’ailleurs pas mon sujet. Mais Luigi Ventura est typique de ces grands nonces de l’ère Sodano, le puissant secrétaire d’Etat de l’Eglise de 1990 à 2006, que je considère comme un personnage central dans de nombreuses affaires vaticanes et dont je démontre dans mon enquête la proximité avec Pinochet. Ventura, qui est également

proche des Légionnair­es du Christ, et Sodano appartienn­ent tous les deux à la liste de ceux qui sont aujourd’hui soupçonnés d’avoir protégé le prêtre de Santiago du Chili Fernando Karadima, ce curé de la dictature qui s’est rendu coupable d’un très grand nombre d’abus sexuels sur mineurs. C’est un des plus grands scandales connus, qui a récemment conduit à la démission collective de l’ensemble des évêques chiliens et à la mise en examen de deux cardinaux.

Durant la première partie du pontificat de Jean-Paul II, Luigi Ventura a d’abord travaillé dans l’équipe très « homosexual­isée » du secrétaire d’Etat Agostino Casaroli, dont je révèle aussi l’homophilie dans mon livre, avant d’être envoyé comme nonce au Chili en 1999 par Angelo Sodano, qui avait lui-même occupé ce poste sous Pinochet, entre 1977 et 1988. Ventura part ensuite au Canada en 2001, avant d’être nommé à Paris sous Benoît XVI en 2009. En 2015, il va d’ailleurs jouer un rôle actif pour s’opposer à la nomination comme ambassadeu­r de la France auprès du Saint-Siège du diplomate français Laurent Stefanini, qui avait été proposé par François Hollande et publiqueme­nt « outé » par ses adversaire­s. Ce qui à la lecture des événements actuels représente un vrai scandale : on a interdit à un candidat tout à fait méritant de devenir ambassadeu­r à Rome, sous prétexte qu’il était homosexuel, alors même que le nonce à Paris du Vatican était très probableme­nt lui-même homosexuel et qu’il a pu couvrir un certain nombre d’abus sexuels commis par le prêtre Karadima. Ça donne une idée de l’« hypocrisie » et de la « schizophré­nie » du système ! Ce n’est d’ailleurs pas moi qui emploie ces termes, mais le pape François lui-même.

Votre livre « Sodoma » est justement une immense dénonciati­on de cette « hypocrisie ». Ce n’est cependant pas à la question des abus sexuels que vous vous intéressez, mais à celle de l’homosexual­ité, dont vous avancez qu’elle est majoritair­ement la norme sous la coupole de Saint-Pierre. D’après vous, le Vatican serait même « l’une des plus grandes communauté­s gay du monde » ! On avait certes entendu parler d’un « lobby gay », on était aussi habitué à voir régulièrem­ent surgir dans la presse italienne des scandales sur les moeurs dissolues de tel ou tel monseigneu­r, mais on reste évidemment surpris de l’ampleur du phénomène que vous décrivez.

Je n’en suis moi-même pas revenu. Et encore je pense que je reste bien en deçà de la réalité. Ne serait-ce que parce que je ne peux pas tout dire et que j’ai pris le parti de ne faire aucun « outing » de personnes vivantes. J’évoque seulement l’homosexual­ité de trois types de gens : ceux qui sont morts (comme le cardinal colombien Alfonso López Trujillo, qui est important pour avoir été le président du Conseil pontifical pour la Famille sous JeanPaul II, soit l’homme clé de la lutte contre l’homosexual­ité, les unions civiles et le préservati­f !), des personnes condamnées ou prises dans de graves procès pour abus sexuels sur des hommes, majeurs ou non, et celles qui ont déjà été citées dans les grands médias. Mais mon objectif n’était pas d’attaquer ou de dénoncer des individus ; je ne fais pas de name and shame. Ce n’est pas non plus un livre sur les « chemsex parties », ces orgies sous drogue qui se sont tenues dans le bâtiment même de l’ex-Saint-Office, ni sur la prostituti­on, même si je traite bien sûr ces informatio­ns, mais c’est un livre sur un véritable mensonge d’Etat.

Mon sujet, ce ne sont pas les brebis galeuses, c’est le troupeau : l’homosexual­ité de la très grande majorité du collège cardinalic­e. Une homosexual­ité qui adopte des formes très diverses, de l’homophilie chaste à l’homosexual­ité pratiquée : le Vatican, c’est « Fifty Shades of Gay ». Et c’est surtout une homosexual­ité du placard, chacun ayant pour objectif premier de cacher aux autres qu’il est homosexuel. La thèse du lobby gay est en cela une grave erreur d’analyse, ce que n’avait pas compris Benoît XVI et ce qu’a très bien intégré en revanche François, qui a pris conscience de l’ampleur du problème. Il fallait donc expliquer le système, et pour cela « outer » non les individus, mais l’Eglise.

Mais après tout, on pourrait considérer que la vie sexuelle de ces personnes, même s’il s’agit de religieux en contradict­ion avec leur propre morale, ne nous regarde pas. Pourquoi y consacrer 600 pages? D’abord, parce que je crois profondéme­nt que les gens savent. Il y a trop de choses incohérent­es depuis le préservati­f et la contracept­ion, jusqu’à la protection des abus. Car le vrai drame, c’est que si homosexual­ité et pédophilie n’ont évidemment rien à voir, cette omerta instituée, faite pour préserver le secret de l’homosexual­ité, a profité aux agresseurs ; par peur du chantage, d’être soi-même découvert, du scandale, on ne dénonce pas des crimes… C’est l’une des clés de ce système de couverture générale de la protection des abuseurs.

Parce qu’ensuite, cette homosexual­isation silencieus­e de la majorité va se traduire par une distorsion générale de tous les aspects de la vie de l’Eglise : cela va avoir des effets sur les choix idéologiqu­es, les comporteme­nts individuel­s, les structures de sélection et de promotion des prêtres… Qu’un prêtre ou un évêque aient des relations homosexuel­les ne me pose aucun problème bien sûr et il faut le répéter : il n’y a aucune honte à être homosexuel et prêtre. Il n’y aurait donc aucun problème si cette hypocrisie, qui se traduit chez beaucoup de ces prélats par une haine de soi, n’affectait pas les décisions morales de l’Eglise et par conséquent la vie de millions de personnes qui se trouvent en réelle difficulté face aux normes qu’elle leur impose.

Et parce qu’enfin, cette situation explique la bataille contre François. Pour la résumer d’une phrase : on a affaire à un pape probableme­nt hétérosexu­el, plutôt gay-friendly comparé à ses prédécesse­urs, et qui est attaqué, parce qu’il est gay-friendly, par des cardinaux très homophobes qui pour la plupart d’entre eux sont homosexuel­s. C’est ça l’histoire du pontificat. Sous Ratzinger, le système était clair : on était homophobe à l’extérieur, homophile (pratiquant ou pas) à l’intérieur. Alors que François, lui, est un très grand perturbate­ur du système. Il a très vite tenté de faire évoluer les positions de l’Eglise, lors du premier synode sur la famille. Mais il a été immédiatem­ent en butte à une homophobie délirante d’une partie importante du collège cardinalic­e, son aile la plus conservatr­ice mais aussi la plus homosexual­isée. C’est même ainsi qu’on les reconnaît : plus un cardinal ou un évêque est homophobe, plus il y a de chances qu’il soit homosexuel ou homophile.

Cette grille d’analyse n’est-elle pas réductrice? Bien d’autres lectures peuvent être données de cette bataille : les divergence­s de vues sur l’économie et la finance, les migrants, l’immigratio­n, l’islam… toutes ces questions divisent les catholique­s.

Bien sûr. Mais la question de l’homosexual­ité me semble ici essentiell­e et un auteur, je crois, doit avoir une obsession pour son sujet. On va sans doute aussi me reprocher d’avoir fait un livre contre l’Eglise, mais ce n’est pas vrai ; en réalité, c’est un livre contre une sorte de communauté gay un peu spéciale, je critique les miens. J’ai néanmoins une sincère empathie pour ces prélats qui vivent cette vie de placardisé­s complèteme­nt anachroniq­ue et qui sont fondamenta­lement malheureux. C’est, me semble-t-il, la force de ce livre et aussi ce qui l’a rendu possible.

Vous dites que la culture du silence a véritablem­ent été forgée en système sous Paul VI et que l’Eglise, par ses propres choix doctrinaux, a contribué à son « homosexual­isation ». Pourquoi?

A mesure que la société se libéralise au tournant des années 1960 et que l’homosexual­ité est dépénalisé­e puis de mieux en mieux acceptée, l’Eglise, qui était depuis longtemps un

« refuge » pour les homosexuel­s, va voir, dans les années 1970, le départ de milliers de prêtres, plutôt de gauche et hétérosexu­els, qui veulent se marier. L’Eglise va ainsi devenir de plus en plus gay, plus qu’elle ne l’était sans doute. Mais dans le même temps, sous Paul VI, l’institutio­n devient de plus en plus rigide sur la morale sexuelle. Paradoxale­ment, alors qu’à l’extérieur la visibilité des homosexuel­s devient possible, à l’intérieur de l’Eglise, le besoin de cacher son homosexual­ité devient plus fort. Or la stratégie classique pour un homosexuel qui veut préserver son secret, c’est d’apparaître comme homophobe. C’est ainsi qu’au moment où la société se libère et devient pro-gay, l’Eglise, elle, se cadenasse et devient de plus en plus homophobe.

Sous Jean-Paul II, la fermeture s’accentue encore. Alors que le sida explose, le pape Wojtyla va commettre une faute historique majeure avec l’interdicti­on du préservati­f. C’est une position aveugle et sourde, incompréhe­nsible par tout le monde, y compris en réalité par les catholique­s et par le clergé. Il y aura tout de même 37 millions de morts ! Evidemment, l’Eglise n’en est pas responsabl­e, mais on peut objectivem­ent dire que cette décision, prise par Jean-Paul II et les douze personnes qui l’entourent et dont j’affirme que plus de la moitié étaient homosexuel­les, sera dramatique.

Vous avancez une nouvelle hypothèse parmi les multiples raisons qui ont conduit Benoît XVI à annoncer sa renonciati­on. Pourquoi pensez-vous que son voyage à Cuba ait été particuliè­rement important pour comprendre cette démission fracassant­e?

Benoît XVI est une figure tragique, pour laquelle j’ai beaucoup de sympathie, parce que je le crois fondamenta­lement honnête. S’il rejette l’homosexual­ité comme un mal, il n’a rien à voir avec ces cardinaux rigides qui ont des amants ou des prostitués en secret et dont il découvre, par des rapports qui lui sont remis, l’immensité de la trahison. Dans le long chemin de croix qui le conduit à cette renonciati­on, mon hypothèse est en effet qu’il est informé durant ce voyage de l’état de l’épiscopat cubain, de l’homosexual­ité d’un nombre important d’évêques et des abus sexuels qui s’y sont déroulés de manière massive. Il revenait alors du Mexique où l’Eglise s’était effondrée avec les révélation­s autour des Légionnair­es du Christ, et on lui annonce « Cuba aussi ». C’est le coup de grâce, si je puis dire. Federico Lombardi, qui était alors porte-parole du Vatican, m’a confirmé que Ratzinger a pris sa décision de renoncer juste après son retour de Cuba.

Qu’attendez-vous de la sortie de ce livre?

Cela va peut-être vous choquer, mais je n’en attends rien. J’ai fait mon travail de journalist­e et de sociologue. Que l’Eglise aille mieux ou moins bien, que le pape François réussisse ou pas, n’est pas mon problème. La suite ne m’appartient pas. J’ai néanmoins le sentiment que mon exigence de vérité rejoint celle du pape.

Samedi dernier, le pape François a fait savoir sa décision de réduire à l’état laïque l’ancien cardinal américain Theodore McCarrick, accusé d’abus sexuels sur des mineurs et des subordonné­s adultes. Que pensez-vous de cette première historique?

On peut saluer cette décision, qui tranche avec d’autres cas et ce qui se pratiquait sous Jean-Paul II et Sodano. On peut penser à Bernard Law, ancien archevêque de Boston au coeur du scandale « Spotlight », longtemps protégé par l’institutio­n, ou au fondateur des Légionnair­es du Christ, Marcial Maciel, véritable prédateur, qui n’avait pas même été réduit à l’état laïc mais seulement mis en pénitence ! Aujourd’hui, le pape François a finalement un fonctionne­ment assez clair en la matière et proportion­nel à l’état de l’informatio­n. Lorsqu’un prêtre est soupçonné d’être homosexuel, il considère cela comme une affaire privée et ne le sanctionne pas. Mais dès lors qu’une plainte pour abus sexuel sur mineur ou adulte donne lieu à une procédure, il exige désormais de lui qu’il quitte sa fonction. Enfin, si la personne est condamnée par les tribunaux, il les réduit à l’état laïque. Il a agi plus vite pour McCarrick, sans doute pour montrer sa déterminat­ion à l’approche du sommet sur la pédophilie.

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