Bernard Cazeneuve : « La gauche risque de disparaître »
En retrait de la vie politique, l’ex-Premier ministre confie son inquiétude pour le pays et la gauche, et clame son envie d’être “utile”
Mercredi 13 février, vous vous êtes exprimé devant des sénateurs PS. Certains y ont vu une volonté de votre part de revenir dans la mêlée politique. Que leur avez-vous dit ?
J’ai dit aux sénateurs socialistes l’urgence pour notre famille à sortir vite du jeu ridicule de la malveillance systématique qui conduit chacun à dénigrer l’autre dans la plus grande médiocrité. Nous devons ouvrir une nouvelle page faite de réflexion, d’initiatives et de rassemblement. Sans cela, la gauche risque de disparaître. Plutôt que de savoir qui sera son candidat à la présidentielle, cherchons à définir quel sera son discours.
Pourriez-vous être ce candidat à la présidentielle ?
La gauche n’est naturellement pas en situation de présenter un casting crédible aux européennes et il faudrait être dans l’obsession de la présidentielle ? Le chemin est très long, le travail à faire est considérable et collectif. Je veux être utile, parmi tous les autres, à la reconstruction d’une gauche de gouvernement, sans prétendre à rien. Je m’exprime rarement et si je le fais aujourd’hui c’est parce que je suis inquiet, inquiet de la fracture qui s’opère dans notre pays dans la violence, inquiet de voir les Français condamnés au choix entre la droite et l’extrême droite, inquiet de l’état de la gauche, et déterminé à la voir sortir de l’impasse où elle s’est mise elle-même.
La gauche a-t-elle encore un avenir ?
La gauche a un avenir parce qu’elle a un espace et parce qu’elle a une histoire, qui ne s’est pas interrompue en 2017 par l’avènement d’un nouveau monde autoproclamé. La gauche a un espace car le centre de gravité de la droite s’est déplacé à l’extrême droite, et celui de la majorité, à
l’emplacement traditionnel de la droite classique. La gauche humaniste ne pourra pas supporter plus longtemps de voir Mélenchon empêcher toute espérance en condamnant la France pour longtemps à un face-à-face entre la droite et l’extrême droite. Il stérilise toute alternative crédible en refusant tout, et en entretenant chaque jour une colère. Je ne me reconnais pas dans ces oppositions qui envahissent tout l’espace du vacarme de leurs outrances. Dans un pays divisé, fragmenté, il faut une opposition crédible.
Mais alors pourquoi un tel échec s’il y a un espace ?
C’est le syndrome du joueur de poker qui a un 2 de pique et qui continue à jouer comme s’il avait une quinte flush en main. Les jeux d’appareil ont nécrosé la gauche. La division, la scissiparité dans des appareils politiques de plus en plus petits et racornis, la focalisation sur soi-même, la préférence pour le bruit plutôt que pour le sens, le « je » au lieu du « nous », les ego obsédés par les congrès ou l’élection présidentielle, tout cela a fait fuir les électeurs dans un jeu pervers et perdant qui doit cesser.
Quelles sont vos relations avec Emmanuel Macron ?
Elles sont respectueuses. Je n’aime pas les phénomènes de meute. Ils ne portent en eux rien de bon. Mais je suis en désaccord avec sa politique, qui place le pouvoir actuel à droite sans ambiguïté.
En tant qu’ancien Premier ministre, vous sentez-vous responsable de la crise des « gilets jaunes » ?
Ça vient de près car certains comportements ou certaines décisions récentes ont divisé les Français. Ça vient de loin, aussi, et ça vient de partout. Nous sommes en effet confrontés à des phénomènes internationaux de rupture avec la culture démocratique. On l’a vu aux Etats-Unis, au Brésil, en Italie…
En France la responsabilité est collective, chacun doit prendre sa part – je prends la mienne – et réfléchir. Ceux qui ont théorisé la nécessité de la rupture, de la transgression, de la disruption, du dégagisme comme la forme chimiquement pure du génie politique ne doivent pas s’étonner que ces principes prévalent aussi dans la rue au détriment du respect, du compromis et de l’apaisement nécessaire. Lorsque parmi les élites on veut rompre avec tout à chaque instant, parfois dans l’oubli de la fragilité de nos institutions, on désinhibe. Cela autorise la foule à vouloir rompre à son tour avec ce qui constitue le vivre-ensemble.
Des croix gammées sur les portraits de Simone Veil, les arbres à la mémoire d’Ilan Halimi sciés, des insultes proférées à l’encontre d’Alain Finkielkraut… Comment expliquez-vous la multiplication des actes antisémites ?
Tout cela montre que des digues cèdent. Et j’appelle à nous mobiliser contre l’antisémitisme. On sait que cette haine a engendré un génocide lorsqu’elle a été portée à son paroxysme par les nazis. Ce qui me frappe, c’est l’effacement de la mémoire historique. Je vois aussi certains dissimuler derrière la condamnation de la politique d’Israël une forme nouvelle d’antisémitisme qui ne dit pas son nom. L’effarante banalisation de la violence antisémite sur les réseaux sociaux accoutume au retour de la haine des juifs. Les propos antisémites sont toujours les prolégomènes des actes antisémites et de toutes les autres formes de violences à l’encontre des musulmans, des catholiques, des homosexuels et de qui que ce soit, à terme, en raison de ses convictions ou de ses croyances. Donc la violence qui monte et qui s’installe doit être combattue.
C’est ce climat qui explique, selon vous, la montée des « populismes » ?
Je n’aime pas le terme de « populiste », le « populisme » renvoie étymologiquement au peuple. Là, on voit partout les pulsions et les instincts prendre le pas sur la raison, dans la manipulation des faits sur internet où le mensonge s’octroie une place de choix. Bref, l’extrémisme pousse certains dans la foule à trahir le peuple en confisquant sa parole. Il faudrait peut-être plutôt parler du « foulisme ».
Quelle peut être l’issue du grand débat lancé par le président de la République ?
Le grand débat ne peut pas avoir d’issues positives sans le traitement de la question sociale, et cette question ne peut être efficacement abordée sans une relance puissante du dialogue avec les corps intermédiaires. Je ne peux qu’apporter mon soutien aux appels au dialogue maintes fois réitérés de Laurent Berger et regretter qu’ils soient demeurés sans véritables réponses. On ne pourra pas non plus échapper à la correction des injustices fiscales, à la question du pouvoir d’achat, à un plan d’aménagement ambitieux – production, infrastructures d’écomobilité, numérique, services publics – pour corriger les fractures territoriales. Pour cela, il faut redonner aux corps intermédiaires la place qu’ils n’auraient jamais dû perdre, et éviter la course à la démagogie sur les institutions, le nombre de parlementaires, les avantages supposés des élus. Il ne faut pas céder au désir de plaire sans rien régler. ■