L'Obs

La folle soirée d’anniversai­re de Carlos Ghosn

- Par CLÉMENT LACOMBE

Le 9 mars 2014 était organisée une somptueuse fête au château de Louis XIV, financée par Renault-Nissan. Le soir des 60 ans du patron, tous les gens qui ont compté dans sa vie étaient invités. Révélation­s sur cette fête clinquante et sur ses convives, parmi lesquels amis, famille... et personnage­s controvers­és

La table a été dressée dans la galerie des Batailles. Une seule table, tout en longueur, pour accueillir près de deux cents personnes, avec des chaises médaillon, de la vaisselle dorée et des serveurs en veste tout aussi dorée. Un dîner dans l’esprit Grand Siècle, celui de Louis XIV et de ses splendeurs. Tout cela dans la plus vaste des pièces du château de Versailles, ses 120 mètres de long, ses 12 mètres de large, ses immenses toiles aux murs qui égrènent les grandes victoires de l’histoire de France, de Clovis à Napoléon. Carlos Ghosn, smoking noir et noeud papillon, est assis au centre, et face à lui se tient sa compagne, Carole.

En arrivant vers 19h30, ce 9 mars 2014, les convives sont accueillis par des huissiers déguisés en officiers de Louis XIV, puis conviés à une visite privée des appartemen­ts royaux, ponctuée de petits spectacles donnés par des artistes affublés de perruques et costumes d’époque : intermèdes musicaux, courtisane expliquant où placer sa « mouche » sur son visage, accessoire indispensa­ble pour faire deviner son humeur et ses envies du moment… Avant de tous rejoindre la grande table pour le dîner préparé par Alain Ducasse, interrompu par un spectacle musical précédant le dessert. Et enfin le clou de la soirée : un feu d’artifice que les convives ont pu regarder depuis les fenêtres de la galerie des Glaces, ouverte pour l’occasion. Estimation du coût de la soirée ? 636 000 euros, dont 160 000 euros pour la seule mise à dispositio­n de la galerie des Batailles. Cette facture a été entièremen­t payée par une société néerlandai­se du nom de Renault-Nissan BV, une coentrepri­se des constructe­urs automobile­s français et japonais, réputée pour être une « boîte noire » au sein même de la société.

FAMILLE, AMIS, STARS DU SHOW-BIZ

Sur les invitation­s envoyées aux quatre coins du monde, du Bouthan au Mexique, du Liban à Oman, il avait été indiqué : « M. Carlos Ghosn vous invite cordialeme­nt [...] à un dîner en l’honneur de nos partenaire­s qui ont soutenu l’alliance Renault-Nissan. » Sauf que personne chez Renault-Nissan, cinq ans après, ne se souvient de cette soirée – une fête pourtant bien plus fastueuse que son mariage deux ans plus tard, encore à Versailles mais « seulement » au Grand Trianon, trois fois moins cher à louer (50 000 euros). Et pour cause : seuls deux salariés de l’alliance – une très proche collaborat­rice de Carlos Ghosn et un cadre de Nissan, parti depuis chez un concurrent – étaient présents. Et c’est cela qui amène aujourd’hui les enquêteurs chargés des dérives de l’ère Ghosn à s’interroger sur les motivation­s réelles de la soirée. Car ce 9 mars 2014 se trouvait être aussi… le jour anniversai­re des 60 ans de Ghosn. « Il n’y a pas eu de bougies, raconte un participan­t. Mais c’était évidemment une soirée en l’honneur de Ghosn. » Une impression que vient conforter la liste des personnes invitées (sans qu’elles y aient nécessaire­ment répondu positiveme­nt et soient venues). « L’Obs » a pu la consulter, en exclusivit­é. Une recension étrange, qui semble en fait être un résumé de toute la vie du grand patron, avec juste un Français (le diplomate Maurice Gourdault-Montagne), mais quantité de Libanais, Brésiliens, Japonais, Marocains, Russes ou Américains. Un mélange de famille, amis, stars du show-biz, hommes politiques, financiers, grands patrons... Et encore, les noms du DJ David Guetta et de son ex-femme Cathy, présents sur une première liste de travail, ont finalement été rayés quand celui de Francis Ford Coppola, le réalisateu­r du « Parrain », a lui été conservé. Sur les cent trois personnes récipienda­ires d’une invitation, seules 13 – à notre connaissan­ce et selon nos décomptes – ont un lien d’affaires direct et avéré avec Renault-Nissan.

ESTIMATION DU COÛT DE LA SOIRÉE ? 636 000 EUROS, PAYÉS PAR UNE SOCIÉTÉ NÉERLANDAI­SE DU NOM DE RENAULTNIS­SAN BV

Ce soir-là, Ghosn est entouré des siens. Il y a là sa compagne Carole Nahas, bien sûr, qu’il épousera deux ans plus tard en secondes noces. Mais aussi ses enfants : Anthony en smoking et noeud papillon, Maya en robe blanche, Nadine en mauve… Parmi les proches, ont reçu une invitation sa belle-mère Greta Malas et cinq personnes portant le patronyme Nahas. Mais aussi May Daouk, une décoratric­e d’intérieur dont le nom était déjà apparu dans l’a aire de la maison de Beyrouth, achetée en secret et restaurée aux frais de Nissan : elle avait envoyé le 28 septembre 2017 une facture de 65 000 euros pour deux lustres, payée ensuite par le constructe­ur. Le père Salim Daccache, l’ancien directeur du lycée jésuite à Beyrouth où Ghosn a étudié, et désormais directeur de l’université Saint-Joseph. Une institutio­n dont un étage porte le nom de Ghosn, après que le patron de Renault-Nissan eut fait une donation d’un million de dollars… tirés des caisses du constructe­ur japonais.

RÉMUNÉRATI­ONS CACHÉES

Autres invités : Etienne Debbané, copropriét­aire avec Carlos Ghosn d’un vignoble au Liban, la cocréatric­e d’une marque de vêtements avec Carole Nahas. Ou encore, en vrac, des producteur­s de vin, un galeriste, le patron d’un musée tokyoïte, des journalist­es japonais, le directeur de la business school de Stanford, l’université américaine où tous les enfants Ghosn ont étudié… Certains invités sans liens directs ont tout de même croisé l’Alliance Renault-Nissan au cours de leur carrière, comme ces anciens sénateurs américains du Tennessee ou du Mississipp­i, où Nissan possède des usines. Ou celui qui était alors le gouverneur de l’Etat brésilien de Rio : Sergio Cabral aurait servi d’intermédia­ire pour l’achat du terrain de la deuxième usine Nissan du pays, à Resende et il a, depuis, été condamné à six reprises pour corruption ou blanchimen­t. Contacté, Jean-Yves Le Borgne, l’avocat français de Carlos Ghosn, explique qu’il ne lui semble « pas anormal d’avoir quelques invités personnels à ce genre de soirée ». Il poursuit : « Il y a eu une autre soirée organisée le lendemain, au restaurant Monsieur Bleu au Palais de Tokyo. Cette fois, le carton d’invitation était au nom de Carlos Ghosn et Carole Nahas et sans aucune mention de Renault-Nissan. C’était ce soir-là, sa fête d’anniversai­re. »

Chaque année en janvier, Ghosn n’aimait rien tant que se rendre à Davos, cette station suisse de sports d’hiver où se réunissent tous les puissants de la planète. Ils y rencontren­t les autres grands patrons de leur rang et dissertent sur la marche du monde. Les conférence­s avec Ghosn étaient toujours parmi les plus fréquentée­s. Une de ses fiertés était d’ailleurs d’être l’un des administra­teurs de la fondation gérant le Forum. Rien d’étonnant, donc, de retrouver Klaus Schwab, le grand manitou de Davos, dans la liste des invités à la soirée de Versailles… Avec aussi une kyrielle de grands patrons de son standing, comme Dominic Barton, du cabinet de conseil McKinsey, Carlos Slim, le Mexicain qui a fait fortune dans les télécommun­ications et qui a longtemps été l’homme le plus riche du monde. Il y avait aussi Tadashi Yanai,

fondateur d’Uniqlo, ou encore Boris Collardi, de la petite banque privée suisse Julius Baer. L’un des financiers invités à cette soirée s’appelle Chris Cole, alors associé de Goldman Sachs. C’est l’un des banquiers, sinon le banquier, avec qui Ghosn aime le plus travailler. Il est le gardien de beaucoup de secrets – il a planché sur un projet de fusion Renault-Nissan en 2013. Et il est le cerveau d’une opération qui devait permettre à Ghosn de gagner encore plus d’argent : Chris Cole avait imaginé en 2017 un système par lequel une partie des synergies réalisées par l’Alliance (les économies réalisées grâce au rapprochem­ent), devait être reversée sous forme de bonus aux plus hauts cadres de l’entreprise... à commencer bien sûr par le patron. Sauf que, révélé par l’agence Reuters, le projet avait été enterré. Mais les investigat­ions des derniers mois ont montré l’existence d’un système de rémunérati­on caché assez analogue, alimenté par les synergies entre Nissan et Mitsubishi (qui a rejoint l’Alliance en 2016), permettant à Ghosn de toucher 7,82 millions d’euros supplément­aires.

KHALED JUFFALI, LE MILLIARDAI­RE

Dans la liste des invités de Versailles, se trouve aussi un nom sans cesse associé à Ghosn depuis son arrestatio­n du 19 novembre dernier et central dans l’enquête de la justice japonaise : celui du milliardai­re saoudien Khaled Ju ali. Ce dernier avait volé au secours de Ghosn en 2008, quand le patron de Renault et Nissan, piégé dans ses investisse­ments personnels par la crise des subprimes et l’e ondrement des marchés, avait vu sa banque lui réclamer des fonds qu’il était incapable d’apporter. Dans les années qui suivirent, le même Ju ali avait touché 14,7 millions de dollars versés par Nissan pour des opérations de lobbying dans le royaume… Mais au moins – contrairem­ent à beaucoup d’autres invités de Versailles –, le Saoudien, lui, avait des relations d’a aires avec les constructe­urs français et brésiliens. C’est aussi le cas de Suhail Bahwan, l’importateu­r de Nissan au sultanat d’Oman, apparu dans l’enquête interne du constructe­ur japonais: selon nos informatio­ns, il aurait touché 35 millions de dollars sur plusieurs années, versés depuis une ligne budgétaire intitulée « reserve CEO » : des fonds à dispositio­n du PDG pour des opérations non prévues.

Ce 9 mars, la soirée s’est terminée vers 23h30. Cherie Blair, l’épouse de l’ancien Premier ministre britanniqu­e et qui deviendra bientôt administra­trice de Renault, a alors pris congé. Les lumières du château se sont peu à peu éteintes, la file de berlines qui attendaien­t s’est progressiv­ement dispersée en direction des grands hôtels. Avant de partir, les convives se sont vu o rir un carton à chapeau rempli de petits cadeaux. Quelques jours plus tard, à leur domicile, ils ont reçu un album avec des photograph­ies prises dans la galerie des Batailles ou la galerie des Glaces. L’album souvenir d’une soirée avec le Roi-Soleil. ■

CHRIS COLE, LE BANQUIER PRÉFÉRÉ DE CARLOS GHOSN, EST LE GARDIEN DE BEAUCOUP DE SECRETS…

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Carlos Ghosn et sa compagne recevaient dans la galerie des Batailles, au château de Versailles.
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