L'Obs

Comment Louis Vuitton est devenu cool

Longtemps symbole d’un luxe hors d’atteinte, la marque s’émancipe sous l’influence de son directeur artistique, Virgil Abloh. Et séduit la jeunesse internatio­nale

- Par ARNAUD SAGNARD

Achaque saison, leurs rangs grossissen­t aux abords des défilés. Accoudés aux barrières, prenant en photo les invités avec leur smartphone, ils paraissent aussi de plus en plus jeunes et lookés. Eux, ce sont les kids venus de tous les horizons. Souvent, il est impossible de distinguer parmi eux un lycéen venu sécher ses cours, l’agent d’un acteur à la mode ou un jeune millionnai­re taïwanais arrivé plus tôt en jet privé, trop heureux, lui aussi, d’approcher la caravane de la mode. Cet hiver, c’est aux alentours du défilé homme Louis Vuitton posé dans le jardin des Tuileries que la foule était la plus nombreuse et la plus bigarrée. On ignorait encore que le défilé imaginé par le directeur artistique Virgil Abloh s’inspirait du vidéoclip illustrant la chanson « Billie Jean » de Michael Jackson, et pourtant, à l’extérieur, le film avait justement déjà commencé. Tout le monde ou presque semblait marcher sur des dalles lumineuses.

Un mois plus tard, très loin de la fashion week parisienne, des dizaines de millions de téléspecta­teurs de l’Amérique plus ou moins profonde vivent une expérience similaire à la mi-temps du 53e Super Bowl. Sur scène, Jacques Berman Webster, plus connu sous son alias de Travis Scott, rappe entouré de flammes. Sur lui apparaît une ceinture « Louie Belt », un modèle matelassé oversized que n’auraient pas renié certains héros de bande dessinée. C’est du jamais-vu, c’est osé, c’est cool. Depuis quelques mois, les fans de BD, justement, ne jurent, eux, plus que par le dessinateu­r Ed Piskor. Après avoir magistrale­ment mis en images l’histoire du hip-hop dans un album, le jeune blanc-bec s’est attaqué à celle des X-Men, l’équipe de mutants de l’écurie Mar-

vel, autre marotte des trentenair­es et des quarantena­ires, recueillan­t le même succès. Si nous vous en parlons ici, c’est qu’à la même période cet auteur publie sur son compte Instagram un portrait des rappeurs Eric B. et Rakim sur un aplat monogrammé Louis Vuitton. Ainsi il rend hommage à Dapper Dan, le couturier de Harlem qui, à la fin des années 1980, fabriquait de fausses tenues LV pour les chroniqueu­rs du ghetto.

Ces temps-ci, la vénérable maison française de maroquiner­ie, fondée en 1854 par un apprenti venu à pied à Paris depuis son Jura natal, fait ainsi de surprenant­es apparition­s. BD, sport, musique, entertainm­ent, autant de domaines qui imprègnent depuis des décennies la pop culture mais très éloignés de l’univers du luxe français. Il ne faut pas oublier que Louis Vuitton a longtemps eu comme terrain de jeu des manifestat­ions comme l’America’s Cup, la plus prestigieu­se des compétitio­ns de yachting. Soit un prolongeme­nt direct de son habitat naturel, un luxe aristocrat­ique et impénétrab­le, magnifié par les stars de Hollywood, la famille Coppola, Jennifer Connelly, Michelle Williams ou, plus près de nous, Léa Seydoux et Xavier Dolan. Aujourd’hui, l’équation est bien plus compliquée pour les grandes maisons. Les outils habituels que sont défilés, tenues prêtées aux stars comme récemment à Lady Gaga en vue de la cérémonie des Oscars ou exposition­s d’archives ne suffisent plus. Il faut à la fois continuer de séduire les clients habituels, conquérir les foules, séduire les millennial­s, mais aussi faire saliver les VIP. Et pour séduire ces derniers, souvent blasés, il est plus efficace de viser les interstice­s qui se glissent entre les événements, dans cette zone grise après laquelle court une bonne partie de l’industrie, et qu’une rubrique de l’hebdomadai­re « les Inrocks » nomme assez justement: « Où est le cool ? ». Tout le monde, les marques comme les médias, cherche ce Graal, et celui-ci apparaît de plus en plus insaisissa­ble. La semaine dernière, Acne, classieuse marque suédoise, annonçait que Russell Westbrook, un basketteur de la NBA, serait sa nouvelle égérie, une nomination impensable il y a quelques mois encore. Le fleuron du groupe LVMH a donc choisi il y a un an de s’en remettre à un sourcier, Virgil Abloh. Et l’eau commence à ruisseler.

Première leçon : ce qui, ces derniers temps, fait envie et parler provient de la mode masculine, pourtant longtemps cantonnée à la marge. Deuxième leçon: l’intéressé en a, beau joueur, dressé lui-même la cartograph­ie dans l’argumentai­re accompagna­nt le défilé – une dizaine de pages agrafées –, auquel les invités prêtent rarement attention. Selon lui, le cool repose sur ce qui est « trendless », ce qui n’est pas tendance, ce qui se moque de la mode… Nous voilà a priori bien avancés. Heureuseme­nt, pour illustrer son propos, il évoque le groupe anglais Jamiroquai, dont le chanteur, Jay Kay, portait dans les années 1990 un chapeau de fourrure à la Davy Crockett, une parure indienne de plumes ou un bonnet péruvien… « Le bon style, explique Abloh, est toujours rebutant. » Autrement dit, il s’agit non pas de suivre les codes du moment, mais de les dépasser en

“Le bon style est toujours rebutant.” VIRGIL ABLOH

s’exprimant de manière personnell­e. N’a-t-il pas, lui, osé transforme­r les fameux sacs de cuir précieux Louis Vuitton en modèles en PVC transparen­t aux reflets irisés ? Dans sa collection, le marron ne laisse-t-il pas peu à peu la place au violet ? La tenue de l’acteur Timothée Chalamet aux Golden Globes n’est-elle pas rehaussée d’un gilet-harnais rappelant le holster des flics des années 1980 ? Plus loin, Abloh ajoute que « la philosophi­e de la nouvelle génération est l’ironie » et cite en exemple… sa « présence chez Louis Vuitton » ! Par le passé, on a connu des designers aux déclaratio­ns scandaleus­es – Karl Lagerfeld –, au mode de vie sulfureux – Yves Saint Laurent –, à la redoutable invisibili­té – Martin Margiela et Hedi Slimane –, mais c’est la première fois qu’un créateur revendique le fait qu’il n’a rien à faire là. Ou plutôt qu’il vient d’ailleurs et qu’il en tire sa force. D’ailleurs, il se dit « directeur artistique » et pas « designer », contrairem­ent à ses camarades. Je suis l’altérité, affirme le natif de Rockford dans l’Illinois, à une heure de Chicago, je suis undergroun­d, et c’est ainsi que je peux parler au plus grand nombre. Son territoire de référence n’est pas, à proprement parler, la mode mais la pop culture. Il en tire sa vision du merveilleu­x avec, au centre, Michael Jackson, le roi de la pop justement, et, autour, l’univers du magicien d’Oz et sa version cinématogr­aphique black, « The Wiz », mise en scène par Sidney Lumet. Il ne faut donc pas s’étonner si les gamins qui piétinaien­t à la sortie du défilé Vuitton cet hiver abordaient en anglais, des étoiles plein les yeux, les VIP dans l’espoir de récupérer leur invitation. Il s’agissait d’un gant de strass rappelant à la fois celui porté par Michael Jackson, artiste dont ils n’ont connu qu’un best of et le décès, et les souliers d’argent permettant à Dorothée, l’héroïne du magicien d’Oz, d’échapper au monde dans lequel elle est enfermée. Comme lui et comme eux, un pied dehors, un pied dedans.

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 ??  ?? VIRGIL ABLOH, LORS DU DÉFILÉ DE LA COLLECTION HOMME, EN JANVIER.FINI L’ÉTERNEL CUIR DES SACS VUITTON, PLACE AU PVC.INSPIRÉ DU CLIP DE « BILLIE JEAN », LE DÉFILÉ AVAIT POUR DÉCOR UNE RUE DE NEW YORK RECONSTITU­ÉE.
VIRGIL ABLOH, LORS DU DÉFILÉ DE LA COLLECTION HOMME, EN JANVIER.FINI L’ÉTERNEL CUIR DES SACS VUITTON, PLACE AU PVC.INSPIRÉ DU CLIP DE « BILLIE JEAN », LE DÉFILÉ AVAIT POUR DÉCOR UNE RUE DE NEW YORK RECONSTITU­ÉE.

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