L'Obs

L’Observatri­ce

Et si les Puces de Saint-Ouen et les trésors qu’elles recèlent, en matière de mode notamment, constituai­ent un bien immatériel destiné à entrer dans le Patrimoine mondial de l’Unesco?

- par Sophie Fontanel

En ce moment, les Puces de Saint-Ouen demandent à entrer dans le Patrimoine mondial de l’Unesco, catégorie « immatériel », comme les fêtes des morts au Mexique, par exemple. Ce serait pour cet endroit une façon d’écarter à jamais toute menace de destructio­n, du moins par temps de paix. Votre serviteuse va souvent aux Puces, notamment aux marchés Paul-Bert-Serpette, Biron… Tous ces villages qui forment un même lieu. Donner aux Puces ce statut de Patrimoine culturel immatériel, ce serait aussi reconnaîtr­e ce qu’il y a d’impalpable et de rare dans ce coin de France, cinquième site touristiqu­e du pays, tout de même! Ici, aux Puces, la valeur des choses est a aire de spécialist­es, mais aussi d’état d’âme. La femme qui vous montre un ensemble Saint Laurent Rive gauche, chiné par elle, ce qu’elle préfère, de loin, ce n’est pas vous le vendre, c’est l’avoir acheté. Elle n’écoule pas un stock comme s’il fallait s’en débarrasse­r : elle se sépare à regret d’un trésor. C’est pour ça que, parfois, il est ardu de marchander, vous comprenez. Et le peuple des Puces a sa réputation : il n’est pas toujours facile.

Immatériel aussi et inestimabl­e, ce lien qu’on trouve ici entre les meubles, les vêtements, et la nourriture. Quiconque est allé un jour aux Puces n’a pu manquer de voir que les puciers déjeunent et bambochent là devant tout le monde, à leur stand, les uns comme au camping (mais il faut voir la beauté des chaises pliantes!), les autres attablés Napoléon III, s’il vous plaît, avec des airs de prince. Ils picolent beaucoup, cela aussi ajoute à l’immatérial­ité, surtout à partir d’une certaine heure, où les poètes se font nombreux. Ils sont beaux, j’en ai vu un l’autre jour allée 6, devant un meuble en bois blond et miroir (de Paul Poiret), en face des robes anciennes que je regardais. Seigneur, il ressemblai­t à Henry Fonda ! Je sais, ça ne me rajeunit pas mais justement aux Puces on aime ce qui remonte le temps.

Immatériel­les, ces heures suspendues autour de la beauté, dans ce musée à ciel ouvert, presque o ert: en tout cas, à la vue. Ici, pas d’ignobles linéaires fonctionne­ls, ou alors dans cinquante ans, quand ils auront de la patine. Les choses belles sont posées sur du beau. Quand on essaie une veste, et que l’on se regarde dans le miroir, on est dans un film.

Immatériel­s, les vendeurs à leur poste les jours de froid mordant. Maxime, qui tient un nouveau stand de vêtements de créateurs (Margiela, Comme des Garçons), découvre ébahi qu’il peut vivre dehors quand il fait 2 °C. Et me dit, au nom de tous : « Si ce n’était pas par amour, qui le ferait ? » Immatériel, le désir de cette femme de 82 ans, toujours là, par les mêmes conditions météo qu’on vient de voir: qu’est-ce qu’elle serait, la vie, sans les amis? Immatériel­s, les rêves des visiteurs, dans un monde où on est plutôt ravagés par les besoins. Un petit bronze auquel on n’aurait pas pensé, mais qui nous appelle, là, et que le vendeur époussette en vous surveillan­t, pour voir si vous l’adorez vraiment. Tout cela est si grand et si fragile. Il ne s’en faudrait peutêtre pas de beaucoup que l’on décide, par exemple, de mettre à plat les lieux et de les refaire en neuf, sans se préoccuper du fait que le peuple des Puces, c’est comme les Incas. Si on les déracine, ils tomberont malades. Ce serait inqualifia­ble. Gens qui vous occupez du Patrimoine mondial de l’Unesco, je vous laisse réfléchir.

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LE MARCHÉ PAUL-BERT-SERPETTE ACCUEILLE LA PLUS GRANDE CONCENTRAT­ION D’ANTIQUAIRE­S AU MONDE.
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