L'Obs

Karl, probableme­nt mort un 19 février

Le directeur artistique de Chanel est décédé mardi, à l’âge supposé de 85 ans. Sophie Fontanel se souvient de celui qui a passé son temps à habiller les femmes et les hommes pour mieux disparaîtr­e derrière eux

- par SOPHIE FONTANEL

Je crois qu’il aurait détesté les larmes, dégoûtante­s déjections humaines, pires que des poignées de main. Quant à ce qu’on allait bien pouvoir dire de lui, quand tout serait fini, Karl Lagerfeld s’en fichait totalement. Le directeur artistique n’aurait certes pas pu imaginer l’innommable, à savoir que sa disparitio­n « sortirait » en premier dans la presse people, prouvant là que quelqu’un a certaineme­nt vendu l’info à l’un de ces titres.

Y pensait-il, à sa fin ? A l’effet que cela ferait aux autres ? Qu’est-ce qu’on allait bien oser ajouter à son histoire, à part des sornettes qu’on n’aurait pas aventurées de son vivant ? Et quelle importance ? Il ne serait plus là, lui, il serait déjà loin, là où se risquent les morts, avec un crochet par Hambourg et son fleuve, l’Elbe… peut-être même pas. En tout cas, il aurait enfin apporté une dernière touche sublime à son invisibili­té : disparaîtr­e, et non plus seulement derrière des lunettes, des phrases et un éventail : disparaîtr­e, tout bonnement.

Cela vous fait bizarre que je parle d’invisibili­té à propos de l’homme peut-être le plus visible du monde, reconnu où qu’il aille ? Mais ouvrez les yeux, et dites-moi combien de fois vous avez vu les siens, à part sur des photos d’archives qui le faisaient pouffer de rire ! Dites-moi ce que vous savez de cet homme que nous croyons si bien connaître au point que, rien qu’en vous parlant, j’entends sa voix marteler quelque chose, une bribe de ses milliards de phrases prononcées, lui qui en a tant dit. Et pourquoi, au fond, tant parler ? Parce que les mots sont des masques.

Sa façon d’être apparemmen­t si visible et si totalement invisible m’a toujours fascinée. Là, je fais un tour sur Wikipédia pour checker sa date de naissance, et j’aime d’amour cet embrouille­ur génial, car je lis : « Karl Otto Lagerfeldt, né probableme­nt le 10 septembre 1933 à Hambourg, Allemagne. » Probableme­nt ! Ah, mais cet adverbe pourrait se placer devant presque toute assertion sur Karl Lagerfeld ! Qu’est-ce que cela peut bien faire d’être né en 1933 ou en 1935 ? Qu’est-ce que ça change ? Pour lui, apparemmen­t, beaucoup de choses. Il serait même allé jusqu’à dire qu’il ignorait sa date de naissance, tout simplement. Et je me demande, oui je me demande, s’il voulait vraiment se rajeunir, au fond, ou bien, là encore, rendre invisible aussi sa première apparition ? Je vous jure, c’est vertigineu­x. Lorsque Karl, au début des années 2000, a fait un régime (le régime Spoonlight, qui lui a fait perdre 42 kilos), tout le monde pensait que c’était pour maigrir. Sans doute, oui. Mais que voulait-il faire disparaîtr­e ? Qui ? Il y a mis sa volonté entière, à l’époque. Il racontait que tout régime comporte des privations, voire une souffrance. Il racontait que, parfois, il mâchait, et puis il recrachait. Les aliments ne disparaiss­aient pas en lui mais de lui. C’est prodigieux tellement c’est cohérent. Le reste, je vais l’écrire, et longuement, en pleurant sur cette phrase : Karl Lagerfeld, probableme­nt mort un 19 février.

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