L'Obs

Le président face à la fronde

Dans “le Peuple et le président”, qui paraît chez Michel Lafon, notre collègue Cécile Amar et notre confrère Cyril Graziani nous entraînent dans les coulisses de l’Elysée, au plus fort de la crise. Extraits exclusifs

- © Michel Lafon, 2019.

Ce mouvement, l’Elysée ne l’a pas vu venir. Dimanche 4 novembre, en fin de matinée, juste avant d’enregistre­r sa réaction au résultat du référendum en NouvelleCa­lédonie, Emmanuel Macron s’énerve en comprenant que la vidéo de Jacline Mouraud est virale : « C’est une catastroph­e, on est à 5 millions de vues. » Les conseiller­s, autour de lui, se taisent. Ils ne comprennen­t pas ce qui survient. Le président hésite à répondre lui-même à l’hypnothéra­peute et agent de sécurité incendie. Il songe à envoyer Antoine Peillon, son conseiller énergies, environnem­ent, transport. Mais personne ne le connaît. Puis le président demande à Emmanuelle Wargon, secrétaire d’Etat à l’Ecologie, de tourner une vidéo : « Réponds de la même manière. »

“C’est nous qui devons avoir honte”

Le président a gardé une adresse e-mail personnell­e, qu’il donnait largement quand il était ministre. Il lit ce qu’il reçoit, il est fasciné par les « boucles mails » qui charrient toutes sortes de rumeurs.

Mais les « gilets jaunes » sont plus que ça. Ils viennent de loin. Emmanuel Macron leur reconnaît une part « profonde » : « Il y a quelque chose qui s’exprime, et qui ne m’inquiète pas. Pas plus d’ailleurs que la part sincère, si je puis dire, ou profonde, des “gilets jaunes”. Je pense que cette dimension est positive. Je pense que c’est le ferment de quelque chose qui est très fort. Parce qu’il y a beaucoup de gens qui s’étaient éloignés de la vie politique, de l’expression politique, et qui y reviennent, ou qui y viennent pour la première fois. Ils parlent. Je pense que c’est sain, c’est bien et c’est fort. » […] Le président a sa propre grille de lecture de cette révolte : « Pour moi, la réalité sociale qu’exprime le mouvement des “gilets jaunes” est qu’il y a beaucoup de gens qui avaient honte de leur vie, de ne pas parvenir à s’en sortir malgré leurs e orts. Et maintenant, c’est nous qui devons avoir honte. C’est nous qui devons avoir honte que l’e ort et le travail ne permettent pas toujours, en France, de mener une vie digne et heureuse. »

“Edouard Philippe se prend les pieds dans le tapis”

Laurent Berger envoie, le 15 novembre, un SMS à Emmanuel Macron: « Ce ne serait pas inutile de se parler. » Pas de réponse. Première alerte. […] Le 17 novembre, il n’est pas dans la rue avec les « gilets jaunes », mais à un congrès syndical. Il profite de cette tribune pour dire publiqueme­nt ce qu’il aurait dit au président si celui-ci l’avait rappelé. Il l’écrit sur Twitter pour que le message passe bien. « J’appelle Emmanuel Macron et Edouard Philippe à réunir très rapidement les syndicats, les organisati­ons patronales, les associatio­ns pour construire un pacte social de la conversion écologique. » Une main tendue au pouvoir. Le patron de la CFDT imagine cette propositio­n « pour trouver une sortie face à un mécontente­ment lié à la taxation du carburant, sans renoncer à la transition écologique. Il faut trouver des solutions ». Mais pour élaborer un pacte, il faut avoir des interlocut­eurs. Tout au long de la journée du 18 novembre, Laurent Berger discute « avec le conseiller social du président et des conseiller­s à Matignon ». Le feu est plutôt vert. « Pourquoi pas? » « C’est sans doute une bonne idée. » Voilà ce qu’on répond au patron de la première centrale syndicale. Dany Cohn-Bendit est très favorable à ce Grenelle qui ne dit pas encore son nom. Il doit aller sur le plateau de LCI en fin d’après-midi, il échange avec son ami Emmanuel Macron. Et comprend que le pouvoir va accepter la

main tendue. Il en est sûr : « Tout le monde discute, Macron est OK. » A la télé, Cohn-Bendit affirme qu’il faut accepter la propositio­n de Berger. Pendant ce temps, à Matignon, Edouard Philippe, qui doit parler au 20-heures de France 2, prépare l’émission avec des ministres (Benjamin Griveaux, Marc Fesneau, Gérald Darmanin) et son cabinet. […] Durant ce brainstorm­ing, ils imaginent les réponses que le Premier ministre donnera sur le plateau. C’est le but de cette séance. Que répondre à Laurent Berger ? Edouard Philippe ne veut pas braquer les « gilets jaunes » qui sont hostiles aux syndicats, il a en tête ses électeurs du Havre qui ont du mal à vivre de leur travail. « Si je leur dis: “On va faire un grand barnum avec les syndicats”, ils ne vont pas comprendre. Je les connais. » En marche vers le premier rendez-vous manqué. Celui avec la CFDT. Il est un peu plus de 20 heures lorsque Laurent Delahousse demande: « Quand Laurent Berger, leader de la CFDT, appelle à une réunion des syndicats, des associatio­ns, pour construire un pacte social de la conversion écologique, vous lui répondez quoi ce soir? Oui, on se met autour de la table? » Edouard Philippe : « Je lui dis ce que je lui dis régulièrem­ent: “Toutes les bonnes idées sont à prendre, toutes les bonnes volontés sont utiles.” J’entends ce qu’il a à proposer. Je ne crois pas que ce que demandent les “gilets jaunes” soit une grande conférence avec les responsabl­es politiques et des responsabl­es syndicaux. » Les bonnes idées à prendre… ou plutôt à laisser. Laurent Berger est surpris. « Le Premier ministre se prend les pieds dans le tapis, il me ferme la porte au nez. »

Quelques minutes plus tard, Dany CohnBendit attend Philippe Grangeon pour dîner. Grangeon est un ami du président, un de ceux qui lui soufflent à l’oreille. Il vient de la gauche politique et syndicale, de la CFDT précisémen­t, où il a notamment dirigé la communicat­ion de Nicole Notat quand elle était la patronne du syndicat. Cohn-Bendit fulmine. Il balance d’emblée à son convive: « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Grangeon, qui n’a pas vu le 20-heures, n’en revient pas: « Mais c’est pas possible. Pourquoi ça a merdé? » Il se met à passer des coups de fil. Trop tard. Le mal est fait. Dany Cohn-Bendit l’admet: « A partir de là, c’est une cavalcade d’erreurs. » A Matignon, on comprend vite que cela va laisser des traces, en particulie­r dans la majorité. […]

Le lundi 19 novembre, Edouard Philippe appelle Laurent Berger pour s’excuser. « Je ne voulais pas fermer la porte. » Il appelle également d’autres leaders syndicaux comme Philippe Martinez, le patron de la CGT. Le Premier ministre essaie de renouer le dialogue. La solution est simple pour le leader de la CFDT : « Si c’est un plantage de com, ça se répare immédiatem­ent. Or ils ne le font pas. » Et ne le feront pas. Ce même lundi, Berger reçoit la réponse de Macron à son SMS d’il y a quatre jours : « On le fera. » Et rien ne se passe. Les syndicats en général et la CFDT en particulie­r ne seront pas les interlocut­eurs du pouvoir pour trouver des solutions aux « gilets jaunes ».

“Il fallait une rencontre sur le terrain”

L’idée a germé au lendemain de l’acte I. Quand Christophe Castaner en parle le lundi 19 novembre à Emmanuel Macron, « il est plutôt favorable ». Il trouve que c’est « une super idée ». L’idée? Que le président aille sur un rond-point discuter avec des « gilets jaunes », le vendredi 23 novembre, la veille de l’acte II. Le ministre de l’Intérieur veut que le chef de l’Etat « voie des “gilets jaunes” et des vrais ». « C’était nécessaire à ce moment-là. Il fallait qu’il y ait une rencontre sur le terrain, qu’il aille vers eux. Recevoir, c’est différent. On avait identifié un rond-point où les choses s’étaient passées correcteme­nt. Pas un rond-point hystérique comme il y en avait eu le 17. Il arrivait en voiture, il sortait de la voiture. » Et Emmanuel Macron se serait mis à discuter avec ces Français révoltés, ces Françaises et ces Français qui n’arrivent pas à vivre de leur travail. Tout était prêt. Le lieu avait même été choisi. « On cherchait pas très loin de Paris, à une heure. L’Eure nous semblait un bon point de chute. S’il était à la Lanterne [la résidence présidenti­elle à Versailles, NDLR] ce week-end-là », se souvient Christophe Castaner. Pour éviter les fuites et pour ne pas affoler la sécurité, le préfet du départemen­t est juste prévenu que le ministre de l’Intérieur viendra sur le rond-point le vendredi soir. Le déplacemen­t secret est monté avec le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler. Tout est prêt: « L’idée, c’était qu’il y aille sans presse, avec une vidéo interne. Des “gilets jaunes” qui filment et diffusent eux-mêmes sur les réseaux. Qu’il aille leur parler », raconte Castaner. A la dernière minute, Emmanuel Macron dit non. Le ministre de l’Intérieur l’avoue: « Je ne sais pas pourquoi. » Celui qui a dû gérer les multiples samedis de mobilisati­on des « gilets jaunes » de plus en plus en colère contre « le silence de Macron » semble regretter cette annulation. « Pourtant il ne se serait pas fait insulter, car il y aurait eu un effet de sidération. Il les aurait rencontrés et leur aurait parlé. Je pense qu’aucun ne l’aurait engueulé ou agressé. Il aurait été bousculé. » Au gouverneme­nt, certains sont rétrospect­ivement soulagés par cette non-rencontre. « Ça aurait été une erreur que le président les voie à ce moment-là. Le risque Leonarda était trop fort. » […] Lorsque, plus tard, nous lui demandons pourquoi il n’est pas allé discuter avec des « gilets jaunes » ce 23 novembre, le président répond: « J’ai toujours respecté les règles qui veulent que les représenta­nts d’un mouvement social soient reçus par leurs interlocut­eurs habituels: les ministres, voire le Premier ministre (qui a d’ailleurs reçu les “gilets jaunes”). C’est comme cela que fonctionne notre démocratie sociale, et je refuse de la remettre en question à des fins de communicat­ion. »

Macron, qui a toujours voulu être aimé, perçoit la haine.

“Je ne viendrai pas sur votre plateau”

Il est 11 heures [ce 2 décembre, NDLR] lorsque, à France Télévision­s, Léa Salamé et l’équipe de « l’Emission politique » se mettent à chercher des invités pour la soirée spéciale « gilets jaunes ». Les événements de la veille ont précipité cette grande explicatio­n télévisuel­le. La direction de la télé publique a choisi de bousculer ses programmes. Léa Salamé et Alix Bouilhague­t, la rédactrice en chef de l’émission, appellent Matignon et préviennen­t l’Elysée: « Nous souhaitons la parole la plus forte de l’exécutif, y compris le président. » Puis elles contactent Christophe Castaner, Gérald Darmanin et Benjamin Griveaux, le porte-parole du gouverneme­nt. L’émission sera bien plus compliquée que prévu. La députée LREM Amélie de Montchalin accepte de venir en fin de matinée, mais elle reconnaît qu’elle n’a pas d’informatio­ns sur ce que va décider le pouvoir. « Je ne sais pas si je serai utile. » Les figures des « gilets jaunes », Jean-Luc Mélenchon et les responsabl­es du Rassemblem­ent national acceptent d’emblée. […] A France Télévision­s, la préparatio­n de l’émission spéciale se corse tout au long de l’après-midi. Le pouvoir est aux abonnés absents. Léa Salamé est stupéfaite : « Soit on reçoit des réponses négatives, soit pas de réponse. Au fur et à mesure, on était ahuri en recevant les messages de l’Intérieur: “Vous aurez Griveaux ou Darmanin.” Darmanin a envie, puis non. Griveaux tergiverse. Alors que le casting des opposants se fait sans souci. » La rédactrice en chef Alix Bouilhague­t n’en revient pas: « Un bordel? C’est un euphémisme. C’est exaspérant de se retrouver face à une telle vacance du pouvoir. J’ai la sensation qu’ils croient qu’envoyer quelqu’un, c’est l’envoyer au bagne ou sur le poteau d’exécution. » Le benjamin du gouverneme­nt, Gabriel Attal, secrétaire d’Etat depuis un mois et demi, accepte de venir. Il défendra le pouvoir aux côtés d’Amélie de Montchalin. « On attendait des ténors, mais eux ont eu du cran », reconnaît Léa Salamé. Le porteparol­e du gouverneme­nt ne répond plus. A 19h15, coup de fil agressif de Benjamin Griveaux: « Je n’ai jamais confirmé ma venue. Je ne viendrai pas sur votre plateau. » La raison? « Je dois m’occuper de mes enfants. » Le lendemain, son équipe expliquera qu’il n’est pas venu car il devait être en hotline avec le président! Gilles Le Gendre, patron des députés En Marche, refuse aussi de venir. A 20h45, les téléspecta­teurs se passionnan­t pour la crise des « gilets jaunes » découvrent la « vacance du pouvoir ».

“Ils me tueront peut-être…”

En début d’après-midi, ce mardi 4 décembre, le président s’envole pour Le Puy-en-Velay. Il veut constater par lui-même les dégâts dans cette préfecture incendiée le samedi 1er. Et montrer qu’il est au côté des agents de l’Etat. […] Les stigmates de l’attaque sont toujours là: les fenêtres cassées, le mobilier en cendres. Le préfet raconte au président la lutte entre les « trente » policiers et les « deux cents » manifestan­ts qui criaient: « Vous allez tous griller comme des poulets. » Emmanuel Macron réconforte de nombreux fonctionna­ires encore choqués. […] En remontant dans sa voiture, pour aller à la caserne, il entend les sifflets, les hurlements, les « démission », « enculé », « président des riches ». Une vingtaine de manifestan­ts, certains avec des gilets jaunes. « On va aller les voir », réclame le président. « Non, monsieur, on n’y va pas », réplique un de ses agents de sécurité. Il obéit. Remonte dans sa voiture. Ouvre sa fenêtre. « Tous pourris. » « Macron démission. » Il ferme sa fenêtre. La sécurité du président s’approche pour protéger son véhicule. La voiture s’éloigne, un manifestan­t court derrière : « Crève. » Dans l’avion qui le ramène à Paris, nul n’ose parler. Ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu laisse des traces. Lui qui a toujours voulu être aimé, qui adore séduire, perçoit la haine. A son retour, il se confie: « Il faut tenir. Je ressoude partout. Et dès que c’est consolidé, je réattaque. » Emmanuel Macron croit en sa bonne étoile. Il veut montrer que rien ne peut l’atteindre. A certains de ses amis, il murmure cette nuit-là : « Ils me tueront peut-être d’une balle, mais jamais d’autre chose. »

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 ??  ?? Le Premier ministre au 20-heures de France 2 le 18 novembre.
Le Premier ministre au 20-heures de France 2 le 18 novembre.
 ??  ?? Emmanuel Macron au Puy-en-Velay, le 4 décembre, après l’incendie de la préfecture de Haute-Loire.
Emmanuel Macron au Puy-en-Velay, le 4 décembre, après l’incendie de la préfecture de Haute-Loire.
 ??  ?? Jacline Mouraud dans sa vidéo contre la hausse du prix des carburants vue 5 millions de fois.
Jacline Mouraud dans sa vidéo contre la hausse du prix des carburants vue 5 millions de fois.
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 ??  ?? Gabriel Attal, seul ministre sur France 2 le 2 décembre.
Gabriel Attal, seul ministre sur France 2 le 2 décembre.

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