Les Carolos contre “les gros et les puissants”
“L’Obs” était cette semaine à CharlevilleMézières, dans les Ardennes. Lors de la réunion citoyenne du 18 février, on a surtout parlé “pognon”
ACharleville-Mézières, la salle Dubedout, personne ne connaît. « Dudebou, vous dîtes ? » – « Non, DU-BEDOUT. » Dans le quartier de la Ronde-Couture, au sud de la ville, on semble tomber des nues. « Dubedout ? Mais c’est une salle de quoi ? » Coincée entre un stade de foot et des barres HLM, elle ne semble pas être un cadre forcément accueillant pour le grand débat national lancé par le président de la République. La RondeCouture est surtout connue pour ses trafics de stups. Sans oublier le souvenir des frères Kouachi, tous deux mariés à des femmes du quartier.
Ce lundi soir, ils sont une soixantaine à s’être déplacés. Parmi eux, deux ou trois élus, le directeur de cabinet du maire. Un cameraman (pour le Facebook live). Et aussi un « gilet jaune », Thomas, en survêtement Miko (les glaces… c’est là qu’il travaille). Avant de s’asseoir, il a écrit un mot sur un cahier laissé à disposition : « Les “gilets” de Charleville-Mézières n’attendent pas grand-chose du débat national, ils vous feront remonter leurs revendications par le biais d’un tableau, monsieur le président de la République, le 15 mars 2019. » Quelques trentenaires, mais en grande majorité des quinquas et plus. Peuple blanc, pas vraiment à l’image du
quartier. « La plus petite assemblée qu’on ait connue à Charleville depuis le début des débats », constate Bruno Guilhem, l’animateur mandaté par la municipalité, voix suave et enveloppante. En fermant les yeux, on se croirait dans une de ces émissions de radio pour insomniaques.
Petite assemblée, donc… Et surtout très sage. Pas de polémiques, d’insultes, de « c’est une honte ce que vous dites-là ! ». Non, dans la salle Dubedout, tout le monde s’écoute, chacun attend son tour avant de prendre la parole, on est poli, gentil. Même les applaudissements se font discrets. « Je suis carolo », disent la plupart, au moment de se présenter (diminutif de « carolomacérien », nom barbare donné aux habitants de la ville). Etrangement, on ne parle presque jamais politique, du moins celle qu’on lit dans la presse : Le Pen, Macron, Benalla, les européennes. Il faudra attendre la fin de la soirée pour que Thomas (le « gilet jaune ») dénonce « les 400 000 euros qui ont servi à racheter les assiettes de l’Elysée… c’est le budget de la ville de Nouzonville ! ».
Un bazar ? Pas tant que ça…
De la même façon, aucun mot sur les questions existentielles qui traversent les rédactions parisiennes : Finkielkraut, la ligue du LOL, « l’islamisation des esprits ». Non, dans la salle Dubedout, on parle surtout « pognon ». Il faut dire qu’ici, il ne court pas les rues : le revenu fiscal d’un « Carolo » est quatre fois inférieur à celui d’un Parisien. En quarante ans, la ville a perdu un quart de ses habitants.
« Quels sont les dix sujets que vous voulez aborder ? », demande la voix de velours. La liste des réponses fait penser à un choix de sujets pour l’oral de l’ENA : la baisse de la TVA, l’audit de la dette publique, l’évasion fiscale, les aides aux entreprises, les retraites, la suppression du CICE et de l’ISF, la fiscalité locale, l’écologie, les transports, l’inégalité des territoires. Forcément, tout ça manque un peu de poésie. On est plus proche d’Antoine Pinay que d’Arthur Rimbaud.
Il y a celles et ceux qui viennent là comme ils vont au théâtre. Au dernier rang, un groupe de vieilles dames, apprêtées, maquillées, font des messes basses. Et puis il y a ceux qui parlent… parfois beaucoup. Ce fonctionnaire territorial, look de « marcheur », un avis sur tout. Plusieurs fois, il cite l’exemple de son épouse « qui ne parlait pas un mot de français quand elle est arrivée ici, mais qui a tout accepté, des stages, des formations non rémunérées. En cinq ans, elle a réussi à trouver un CDI. Il y a du travail pour qui veut chercher du travail ! » Ou ce patron belge qui veut être naturalisé, même s’il nous trouve, nous, Français, « un peu trop enfants gâtés ». Ou cette jeune artiste qui « a longtemps vécu en Inde » et qui, avec son compagnon, consacre tout son budget à manger bio. « Il n’y a pas que l’argent ! Le bien-être de la vie ne peut pas être que matériel ! », lance-t-elle à la salle. Ou ce retraité qui juge que Trump, lui, sait « protéger ses habitants et ses entreprises », notamment contre la Chine. Ou cette femme, qui, après avoir exercé une foule de métiers, se désole de sa maigre retraite : 1 100 euros par mois.
Un bazar, un capharnaüm, croyezvous ? Eh bien, pas tant que ça… C’est surprenant de constater qu’entre tous ces gens, en dépit des différences, il existe un sentiment commun : celui d’une injustice, au profit des « gros », des « puissants », des grands groupes qui se soustraient à l’impôt. « Les 80 milliards d’euros » de l’évasion fiscale, les « 40 milliards du CICE », les « 0 euro payé au fisc par Amazon »… « Il faut obliger les grosses fortunes à dépenser en France l’argent qu’elles gagnent sur le dos de ceux qui travaillent, de façon à ce qu’il n’y ait plus de dette publique », dit l’une. « Faisons comme aux Etats-Unis, retirons leur passeport à ceux qui ne paient pas d’impôts », renchérit un autre. « Avec le CICE, on a donné de l’argent aux entreprises en espérant qu’elles embauchent. Il faut inverser la logique : attendre qu’elles embauchent et donner ensuite », propose un troisième.
Esquisse d’autocritique
Beaucoup font la comparaison entre ces « privilèges » et les salaires trop bas, parlent des services publics qui foutent le camp, de la déshumanisation dans les supermarchés, les gares. « Il faut boycotter les caisses automatiques !, lance le “marcheur” avec des accents soudain guévaristes. Si tout le monde fait pareil, alors nous garderons nos caissières ! » Plus surprenant, cette esquisse d’autocritique sur nos modes de consommation : la course au produit le moins cher – au détriment de la qualité –, le règne du « tout, tout de suite » qui nous fait acheter des fraises en hiver – « totalement aberrant ! » –, nos dépenses d’énergie. « Nous sommes acteurs de l’économie que nous voulons donner à nos enfants », résume un adjoint au maire.
Deux heures plus tard, dans la salle Dubedout, l’atmosphère s’est réchauffée. Des sourires, des groupes qui s’attardent. On sent que certains auraient bien trinqué, continué la discussion. Un peu comme à la fin d’un banquet. Un banquet républicain. ■