Un marché très occupé
Emmanuelle Polack révèle les dessous du monde de l’art en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Un tableau édifiant sur les pratiques abjectes de ce milieu, longtemps occultées
Dans la préface qu’elle a rédigée pour cet ouvrage, l’historienne Laurence BertrandDorléac, auteure notamment de « l’Art de la défaite », écrit : « Personne ne peut lire les attendus de ce dossier sans avoir le coeur soulevé de dégoût. » Comment en e et ne pas frémir devant les images et les mots qu’Emmanuelle Polack fait surgir d’un curieux oubli. Docteure en histoire de l’art (son livre s’appuie sur les travaux qu’elle a menés pour sa thèse), cette chercheuse a exploré les archives du marché de l’art en France durant l’Occupation allemande entre 1940 et 1944. Le tableau est édifiant. A Paris, l’hôtel des ventes de Drouot est la plaque tournante de ces ventes publiques particulièrement florissantes. Aux trois entrées du bâtiment, trois a chettes rappellent que « l’entrée des juifs […] est interdite d’une manière absolue ». A l’intérieur, les commissairespriseurs o cient devant un parterre de marchands, de nouveaux riches (ceux du marché noir), d’intermédiaires douteux et de dignitaires nazis. Le travail d’Emmanuelle Polack dévoile le fonctionnement de cette machine odieuse qui, s’appuyant sur les lois antijuives, instaure l’« aryanisation » des galeries juives (leurs propriétaires sont remplacés par des « commissairesgérants » désignés par le Syndicat des Négociants en Objets d’Art), multiplie les pillages et les spoliations. Une petite armée d’intermédiaires et de marchands (français ou étrangers) rabattent une partie des oeuvres et objets d’art vers les collections des notables nazis. Parmi eux, Hildebrand Gurlitt, qui joue sur deux tableaux, acquérant pour son propre compte des oeuvres d’art moderne (considérées par les nazis comme « dégénérées ») et fournissant à Hitler (pour son projet de musée à Linz) des toiles anciennes. On se rappelle qu’en 2012, 1 500 oeuvres de sa collection ont été retrouvées à Munich. Emmanuelle Polack a travaillé au sein de la « task force » internationale mise sur pied par les autorités allemandes pour tenter d’établir la provenance de ces tableaux. Une démarche qui a permis de restituer en janvier dernier aux ayants droit de Georges Mandel (assassiné en 1944 par des miliciens) un tableau de Thomas Couture, « Portrait de femme assise ».
Description d’un marché abject, qui eut pour cadre Paris mais aussi Nice où se déroulèrent plusieurs ventes de « biens israélites » comme il était indiqué à l’époque, le livre d’Emmanuelle Polack vient rappeler que les musées français abritent dans leurs collections près de 2 000 oeuvres, dites MNR (« musées nationaux récupération »). Confiés à leur garde, ces tableaux, dessins ou sculptures ont été pour la plupart récupérés en Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. A qui appartiennent ces objets ? La France a longtemps traîné les pieds pour tenter de retrouver leurs propriétaires : entre 1957 et 1994, seuls quatre MNR ont été restitués ! Mais depuis, la donne a changé : la mission Mattéoli (1997-1999), la mission d’information dirigée par la sénatrice Corinne Bouchoux ( janvier 2013), le rapport remis à la ministre de la Culture Françoise Nyssen par David Zivie au printemps 2018 puis celui du sénateur Marc Laménie sont autant d’étapes qui marquent une prise de conscience et la volonté d’« honorer la dette de réparation qui demeure ».
L’ouvrage d’Emmanuelle Polack marque lui aussi une étape. En mettant au jour les rouages du marché de l’art sous l’Occupation – que l’on a si longtemps occultés –, elle instruit un dossier qui est, à ce jour, toujours ouvert. Alors que tant de co res, en Suisse par exemple, restent fermés. « Le Marché de l’art sous l’Occupation, 1940-1944 », Emmanuelle Polack. Tallandier, 304 p., 21,50 euros.