L'Obs

HUMEUR

- J. G. Par JÉRÔME GARCIN

Une maison bourgeoise, à la campagne, assaillie par des effluves de mort. Dehors, cinq hectares de poires pourrissen­t par terre. A l’intérieur et à l’étage, une vieille tante à la tête de Ramsès II agonise dans une chambre où ne pénètre qu’une garde-malade, vieille et bossue. En dessous, deux couples, chacun dans un cabinet de toilette, attendent sa mort, convoitent ses bijoux et ses livres de comptes. D’un côté, Georges, 30 ans, universita­ire raté reconverti bon gré mal gré dans l’agricultur­e, et sa femme, Louise, 25 ans, qui prépare sa valise pour rejoindre son amant à Pau. De l’autre, les parents de Georges : Pierre, 72 ans, lassé de tout, et Sabine, 57 ans, « pie jacassante » qui noie sa jalousie rétrospect­ive dans l’alcool. Un choeur de rancoeur, avec la mort au-dessus de la tête. Une danse macabre, rythmée par des haines recuites, des ambitions déçues, de répugnants mensonges, mais aussi les souvenirs de la défaite française de 1940, de ses dragons tués comme des lapins, de ses chevaux éventrés par les chars allemands et de son sinistre exode. Une tragédie grecque, dans le sud-ouest mauriacien de la France. Un monde crépuscula­ire, mais porté de bout en bout par une langue puissante, oppressant­e, ensorcelan­te. « La Séparation » (Les Editions du Chemin de fer, 17 euros) est la seule pièce jamais écrite par Claude Simon, que, trois ans plus tôt, « la Route des Flandres » avait rendu célèbre. Jérôme Lindon, qui la jugeait trop éloignée de la doxa du Nouveau Roman, refusa de la publier chez Minuit. Elle ne figure même pas dans les deux volumes, en Pléiade, du prix Nobel de littératur­e. Montée, en mars 1963, par Nicole Kessel au Théâtre de Lutèce, avec, en tête d’affiche, Alice Cocéa, qui faisait alors les beaux soirs du vaudeville, « la Séparation » fut mal-aimée et mal comprise. Il est vrai que tout le monde n’avait pas lu « l’Herbe », roman dont elle était une variation dramatique. Plus d’un demi-siècle plus tard, un excellent éditeur de la Nièvre sort de l’oubli, sur un beau papier bleu ciel, cette pièce unique d’un de nos écrivains majeurs. On ne la découvre pas seulement avec un mélange de plaisir (quel texte !) et d’effroi (quel huis clos putride !). On aimerait aussi la voir à nouveau sur une scène de théâtre, où les quatre morts-vivants de cette ronde infernale, réglée par une cantate de Bach et le passage d’un train, seraient joués par des acteurs bergmanien­s. Cela nous changerait des comédies sans style et sans ambition que l’époque nous inflige.

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