LE JAUNE, LE ROUGE ET LE BRUN
Les insultes adressées à Alain Finkielkraut en marge d’une manifestation des « gilets jaunes » ont immédiatement résonné comme une confirmation des chiffres montrant la forte hausse des actes antisémites en 2018. Sauf à être aveugle à l’époque que nous vivons, personne ne peut être totalement surpris par cette poussée de haine. La recherche de boucs émissaires aux dérèglements du monde, le complotisme, dont une étude récente de la Fondation Jean-Jaurès a montré la force croissante, ne pouvaient magiquement s’arrêter aux portes de l’une des demeures ordinaires de la haine et du ressentiment qu’est l’antisémitisme. La question posée par l’agression d’Alain Finkielkraut a inévitablement rejailli sur le mouvement des « gilets jaunes » dont sont issus ses agresseurs.
Ce mouvement est-il coupable d’encourager la haine ou n’est-il qu’un canal parmi d’autres par lequel elle se manifeste ? Question évidemment difficile à trancher. N’importe qui pouvant enfiler un gilet jaune pour dire n’importe quoi, il est périlleux d’inférer du comportement de l’un ou l’autre une vérité d’ensemble. Les « gilets jaunes » sont une collection d’individus isolés, initialement réunis par le thème du pouvoir d’achat et du prix de l’essence ; ils ont découvert à cette occasion une identité collective nouvelle qui les a euxmêmes surpris. Leur nombre, finalement assez faible, rend toutefois difficile de faire une enquête statistique digne de ce nom. Il faut se résoudre à étudier ce qui peut l’être : le profil de ceux qui soutiennent le mouvement, même si ce n’est évidemment pas la même chose que les « gilets jaunes » eux-mêmes.
Grâce à une enquête du Cevipof (« l’Obs » du 14 février 2019), on connaît l’origine sociale des personnes qui soutiennent « tout à fait » le mouvement. Tant par leurs revenus que par leur niveau d’éducation, ce sont les classes populaires, ouvrières, qui en forment les gros bataillons, même si l’on compte aussi nombre de cadres et de professions intermédiaires dans leurs rangs. Politiquement, les soutiens aux « gilets jaunes » sont également bien identifiés : ils sont issus à 29% de l’électorat de Le Pen, à 22% de celui de Mélenchon, à 11% des rangs abstentionnistes, et 10% ont voté blanc. C’est la rencontre explosive entre ces radicalités antinomiques de droite et de gauche qui constitue le fait majeur du mouvement. Où se situent les « gilets jaunes » entre ces deux bords ? Côté rouge, côté brun ? Tout dépend en fait de la question posée. Sur le terrain de la xénophobie, en réponse par exemple à la question de savoir « si l’on est d’accord avec l’idée selon laquelle il y a trop d’immigrés en France », ils se situent non loin de la moyenne nationale, au niveau des électeurs de Fillon, plus proches, ce faisant, de Le Pen que de Mélenchon. En matière de justice fiscale, c’est le contraire qui apparaît. En réponse à la question « faut-il prendre aux riches pour donner aux pauvres ? », les soutiens aux « gilets jaunes » sont plus proches des électeurs de Mélenchon que de ceux de Le Pen. En 2017, les réponses de ces derniers étaient en fait assez tièdes, équivalentes à celles des électeurs de Macron, même si, à lire les derniers sondages, leurs positions semblaient évoluer aussi vers celles de Mélenchon...
Là où les « gilets jaunes » sont les plus radicaux, davantage que tous les autres électorats, c’est dans la détestation de l’Etat et du gouvernement. C’est ce nihilisme politique qui donne l’une des clés fondamentales du mouvement. Il explique la raison pour laquelle toutes les tentatives de lui donner une direction politique ont échoué. Ingrid Levavasseur, qui avait tenté de créer une liste européenne, a subi un sort quasiment identique à celui d’Alain Finkielkraut, agonie d’insultes et exfiltrée manu militari de la manifestation à laquelle elle participait (voir p. 44). Cette incapacité à se donner une ligne politique et un chef fait des « gilets jaunes » un mouvement plus anarchiste que fasciste, plus révolté que révolutionnaire... Les « gilets jaunes » sont les enfants de la formidable défiance qui s’est levée à l’encontre de l’Etat et de sa capacité à résoudre les conflits qui traversent la société. Comme l’avait montré Hannah Arendt, c’est aussi le trait des époques d’où surgit l’antisémitisme. Les « gilets jaunes » sont la conséquence de ce climat délétère bien davantage que sa cause.