L'Obs

UN PRINTEMPS À ALGER

- Par PIERRE HASKI P. H.

Il flotte un parfum de printemps, en cette fin février 2019, en Algérie. Un printemps qui redonne vie à un peuple que l’on disait résigné face à l’impossibil­ité du changement, tétanisé par le souvenir des « années de plomb » qui, il y a plus de deux décennies, avaient fait quelque 200 000 morts. D’ailleurs, dès la première manifestat­ion, un homme du pouvoir a menacé : « Vous voulez qu’on revienne au sang et aux larmes ? »

Mais la peur était absente, vendredi 22 février, lorsque des centaines de milliers de manifestan­ts sont descendus dans les rues des villes algérienne­s pour dire « non au 5e mandat ». Un mot d’ordre lancé de manière anonyme sur les réseaux sociaux, comme il se doit aujourd’hui, et dont personne ne savait, jusqu’au dernier moment, s’il serait ignoré, ou si, comme ce fut le cas, il donnerait à ce jour une portée historique : il y aura un avant et un après 22 février en Algérie.

Le « 5e mandat », c’est évidemment celui que le pouvoir opaque, ossifié, déconnecté qui dirige l’Algérie, a voulu imposer à Abdelaziz Bouteflika autant qu’il a voulu l’imposer au peuple. Les Algériens qui sont descendus dans les rues, parmi lesquels beaucoup de jeunes qui n’ont connu aucun autre président, en ont fait une affaire de dignité. Ils n’ont pas supporté que ce pays, fier au-delà du raisonnabl­e, continue à être « dirigé » par un homme qui, quels qu’aient pu être ses mérites passés, est diminué physiqueme­nt depuis son AVC en 2013. Abdelaziz Bouteflika ne s’est plus adressé à son peuple depuis 2012. Il reçoit les visiteurs étrangers en chaise roulante, le regard perdu, et ne voyage que pour des examens médicaux, incapable de représente­r l’Algérie dans quelque instance que ce soit.

Cette folie du « 5e mandat », le mandat de trop, aura été l’erreur du régime algérien, qui a cru que « ça passerait », comme toujours. Aux premiers jours de ce mouvement inédit, il est impossible, de savoir s’il aura la force des lames de fond ou s’il s’éteindra comme un feu de paille. Mais il a réveillé la société. On a vu une rédactrice en chef de la radio démissionn­er en raison du black-out fait par son antenne sur les manifestat­ions ; les journalist­es de la radio-télévision nationale ont signé un manifeste proclamant « nous sommes le service public et non des journalist­es étatiques » ; les avocats du barreau d’Alger se sont rassemblés devant leur tribunal pour dénoncer les comparutio­ns nocturnes de manifestan­ts arrêtés, et dire « non au 5e mandat » ; une déclaratio­n d’intellectu­els et universita­ires « libres et dignes » circule pour recueillir des signatures… Tous les ingrédient­s d’un mouvement social profond, allant bien au-delà du simple enjeu de la présidenti­elle du 18 avril.

Les Algériens connaissen­t bien sûr tous les risques, les démons de leur propre pays, les logiques inhérentes aux « printemps » qui tournent court, ou qui passent trop vite à l’« hiver » ; et c’est justement parce qu’ils savent tout ça qu’ils sont si fiers d’avoir eu l’audace de descendre dans la rue pour dire non. « Que se passera-t-il après cela ? A mon avis, la réponse importe peu pour l’instant, ce qui importe vraiment, c’est que le domaine des possibles s’est étendu en Algérie aujourd’hui », s’est exclamé le poète et journalist­e Salah Badis sur sa page Facebook, un texte résumant l’état d’esprit national et qui a fait le tour du web.

Les voisins de l’Algérie, au Maghreb ou sur la « rive nord », observent. Ils se gardent bien de tout signe d’ingérence. Personne n’attendait ce « printemps arabe » à retardemen­t, qui suscite admiration, espoir et anxiété.

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