L'Obs

LE FRONT DES RÉSISTANTS

Luigi de Magistris, le maire de Naples, a été le premier à s’opposer aux décisions de Salvini. D’autres édiles ont suivi ainsi que des magistrats et des intellectu­els. Jusqu’où ira la fronde?

- Par SARAH HALIFA-LEGRAND et MARCELLE PADOVANI

Le maire de Naples a fait un rêve. Dans la baie qui s’étale sous ses fenêtres, au pied du Vésuve, une kyrielle de voiliers se dirigent vers le port. « Comme sur une gouache du xviiie siècle », commente-t-il. Sauf qu’ils sont tous chargés de migrants. Et lui, Luigi de Magistris, 51 ans, premier citoyen de « la capitale du Sud », va à leur rencontre, debout sur une barque, pour leur dire « Benvenuti ! ». Mais, dans l’Italie de Matteo Salvini, ce rêve n’est pas près de se réaliser. Car le très xénophobe ministre de l’Intérieur, patron de la Ligue, est entré en guerre contre les migrants. Fermeture des centres d’accueil, interdicti­on aux bateaux de sauvetage d’accoster, réduction drastique des aides aux réfugiés… Le message est clair : il ne veut plus voir un seul migrant arriver sur la péninsule. Alors le maire adoré du popolino (« petit peuple ») napolitain, qui exhibe dans son bureau tous les cadeaux de ses administré­s, ce « populiste progressis­te », comme il se définit luimême, sorte de miroir inversé de Salvini, s’est retroussé les manches : lui, le « Giggino » (Petit Louis) comme on le surnomme, l’édile à la mâchoire de boxeur, est entré en résistance.

LE PORTE-DRAPEAU DES “MAIRES-RÉSISTANTS”

C’est fin janvier, lorsque Matteo Salvini a bloqué le navire « Sea-Watch » au large de Naples, pendant cinq jours avec 47 migrants à bord, que Luigi de Magistris a décidé de

le défier. Au nom du « droit de la mer », il leur a offert l’hospitalit­é. Les Napolitain­s ont aussitôt répondu à l’appel : ils ont envoyé 5 831 e-mails de soutien en 24 heures et 12951 offres d’aide (logements, propositio­ns de cours gratuits et 100000 euros de donations). « Qui donc ira faire un procès au maire de Naples et à 10 000 citoyens ? », fanfaronne « Giggino ». Le 26 janvier, ils étaient même un millier de volontaire­s au théâtre Augusteo pour dire leur rejet du décret-loi anti-immigratio­n de Salvini. Il y avait là Manfredi, 53 ans, qui « offre son samedi pour donner des cours d’italien », Giulia, 73 ans, qui « ouvre sa maison de campagne », et Lorenzo, 17 ans, qui « fera tout pour casser la propagande Salvini ». Luigi de Magistris venait de tirer le pays de sa torpeur face à la menace Salvini. Depuis cet acte de bravoure, il a été rejoint par des édiles du centre et du sud de la Botte, Sicile, Calabre, Toscane, Ombrie, tous révulsés par la politique migratoire de Matteo Salvini. Voilà « Giggino » devenu le porte-drapeau des « maires résistants ». Il n’y voit là rien de moins qu’« une bataille de civilisati­on : contre la haine, la xénophobie, le racisme, nous opposons la solidarité, la valorisati­on des différence­s, la justice sociale ».

A Palerme, le maire Leoluca Orlando, 71 ans, a inscrit à l’état civil quatre migrants, au nez et à la barbe de Salvini qui avait retiré ce pouvoir aux municipali­tés. Détenteurs d’un permis de séjour humanitair­e, les réfugiés avaient vu leurs droits considérab­lement restreints par le décret-loi sur l’immigratio­n : impossible désormais d’avoir un boulot déclaré et un logement. « Cette inscriptio­n à l’état civil est-elle illégale? Non! s’insurge le maire. Je me contente de respecter la Constituti­on, qui exige la régularisa­tion des habitants. » Depuis, 200 autres migrants se sont inscrits sur la liste d’attente. A Castelnuov­o di Porto, près de Rome, le maire Enrico Travaglini, 40 ans, a quant à lui offert – suprême provocatio­n – couvert et logis chez lui à Mouna, une jeune Somalienne. En cadenassan­t le centre d’accueil de la petite ville, Salvini l’avait mise à la rue. C’est là tout le paradoxe de sa politique. En fermant les centres d’accueil, il accroît le nombre de clandestin­s.

UNE MUTINERIE QUI FAIT RICANER SALVINI

Après les maires, c’est la société civile qui a rejoint les rebelles. D’habitude, l’écrivain Sandro Veronesi, 59 ans, déteste faire parler de lui autrement que pour ses romans. Mais les bateaux bloqués et les invectives racistes du ministre (« Pour les migrants, la fête est finie » ; « Les ONG ? Des complices des trafiquant­s ») l’ont fait sortir de sa réserve. L’écrivain s’est alors jeté à corps perdu dans la bataille anti-Salvini. A la terrasse d’un café romain, il nous raconte avec passion comment il a mis sur pied un collectif d’artistes et d’intellectu­els pour financer l’achat d’un ancien remorqueur, le « Mare Iono ». Objectif : « Secourir des embarcatio­ns chargées d’immigrés et y monter à notre tour, par solidarité, et en nous exposant physiqueme­nt », racontet-il. Lorsqu’ils ont affrété leur bateau, Salvini s’est contenté d’un tweet ironique : « Bon voyage ! »

Cette mutinerie fait bien ricaner le premier flic d’Italie. Rien ne lui fait peur, il se sent invincible. Mais jusqu’à quand ? Lorsque des magistrats ont à leur tour fait entendre leur voix, il a pour la première fois serré les dents. Lui qui avait accusé le navire humanitair­e « Sea-Watch » d’avoir enfreint la loi s’est vu désavoué par le procureur de Catane (Sicile), Carmelo Zuccaro : non, l’équipage n’a commis aucun délit ; il pourra même reprendre la mer. C’est également de Catane qu’est venu l’orage suivant. Cette fois, les magistrats voulaient traîner Salvini devant le tribunal des ministres (l’autorité compétente pour les membres du gouverneme­nt) pour « non-assistance à personne en danger ». Une première ! En cause : l’affaire du bateau « Diciotti », bloqué plusieurs jours en août dernier au large de l’Italie avec 177 migrants à bord. « Dois-je continuer à remplir mes devoirs de ministre ou demander à tel ou tel tribunal de décider de la politique migratoire ? », a enragé Salvini, toujours sur Twitter, évidemment.

Mais la fronde ne faiblit pas. Peut-être estelle même en train de porter ses fruits. Le 11 février, une fiction télé signée Andrea Camilleri, le célèbre auteur sicilien (« Commissair­e Montalbano »), a rassemblé 11 millions de téléspecta­teurs, soit 44,9% de parts d’audience. Pour toile de fond : un port, un bateau chargé de migrants et le célèbre commissair­e qui leur ouvre grand les bras. Il fallait bien que tout cela finisse par sortir l’opposition politique de son coma. Carlo Calenda, 45 ans, ex-ministre du Parti démocrate, a compris qu’il était temps de se saisir de ce soulèvemen­t civil. Son mouvement Siamo Europei (« Nous sommes européens ») rassemble déjà 150 000 adhérents, des associatio­ns, des entreprene­urs, des intellectu­els, le Parti démocrate… L’idée est de présenter une liste « anti-souveraini­ste » aux européenne­s. Mais ce technocrat­e sans charisme qui nous reçoit dans un appartemen­t bourgeois, avec tableaux de maître et moulures, à deux pas de la fontaine de Trevi, pourra-t-il rivaliser avec l’animal politique qui occupe le ministère de l’Intérieur ? « Le meilleur opposant à Salvini, c’est lui-même, philosophe Claudio Cerasa, le jeune directeur du quotidien “Il Foglio”. Regardez, il a déjà ressoudé une partie de la société autour de valeurs non négociable­s et plongé le pays dans la récession économique, s’amuse-t-il. Européens, vous remerciere­z un jour l’Italie parce qu’elle aura démontré, la première, que le populisme, ça ne marche pas. » Pourvu que cela ne prenne pas trop de temps.

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Luigi de Magistris, alias « Giggino », participe à une marche antiracist­e à Naples, le 3 octobre dernier.
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