L'Obs

Ravey dans le ravin

PAS DUPE, PAR YVES RAVEY, MINUIT, 144 P., 14,50 EUROS (EN LIBRAIRIE LE 7 MARS).

- JÉRÔME GARCIN

Ses romans noirs sont toujours estompés par une écriture blanche. Yves Ravey est l’inventeur du polar café au lait, ou plutôt du polar cappuccino freddo, à l’amertume onctueuse et glaçante. Cela fait trente ans que, sans faire de bruit, cet écrivain bisontin construit une éclatante oeuvre sans éclat. Ses livres sont brefs et laconiques – jamais un mot rare, jamais une formule recherchée. L’atmosphère est pesante et l’angoisse, diffuse. Les intrigues se déroulent sous un ciel invariable­ment gris et bas. Il y a peu de violence apparente, très peu de sang et le moins de psychologi­e possible – même quand l’auteur feint de démêler des noeuds de vipères familiaux. Les flics sont du genre nonchalant ; le suspense, aussi. Le plus souvent, c’est le suspect qui est chargé de raconter l’histoire, pleine d’ellipses et de fausses pistes. Bref, c’est du grand art, mais invisible à l’oeil nu. J’oubliais : les époques sont indéfinies et les lieux, incertains. Ici, dans son quatorzièm­e roman, il faut tenter d’imaginer, près de Santa Clarita, une sorte de Californie franc-comtoise. En ouverture et en plongée, une scène d’accident, ou de crime. Une femme, Tippi Meyer, est retrouvée morte au volant de sa berline blanche, qui a quitté la route, arraché la glissière de sécurité, et s’est disloquée au fond d’un ravin. Plantés là-haut, d’où ils observent la carcasse encore fumante, il y a le mari de la victime, Salvatore Meyer, son amant, un agent d’assurances nommé Kowalzki, et un policier en civil, qui va d’abord mener l’enquête avec une cérémonieu­se bienveilla­nce. Le moins qu’on puisse dire est que le couple Meyer l’intrigue. Voilà une femme, Tippi, qui ne dormait plus avec son mari ni ne cachait avoir un amant, et un homme, Salvatore, qui travaillai­t dans l’entreprise de désamianta­ge de son beau-père, Bruce Cazale, avec lequel les relations étaient exécrables et dont il guignait le fauteuil directoria­l. Le flic a des soupçons, et son idée. Mais on n’en saura pas plus. Car l’unique narrateur est le veuf, le mari faussement éploré de la victime, très doué pour jouer les Candides. D’autant que Salvatore a réponse à tout. Il jure qu’il aimait sa femme. Il lui reprochait seulement de conduire trop vite, à tombeau ouvert !, et de boire avec excès. Il dit savoir pourquoi elle a quitté le domicile conjugal à cinq heures du matin. Et il veut faire croire que son collier de perles, recherché par l’inspecteur, se trouve encore dans la voiture concassée. Ce qui restait énigmatiqu­e, Salvatore l’explique en détail à la fin. On ne vous dira donc pas qui est la dupe du titre. Mais on peut vous assurer que le lecteur a été trimballé et qu’il a foncé, lui aussi, vers le précipice. Méfiez-vous d’Yves Ravey, ce faux placide. De tous ses personnage­s, c’est le plus diabolique.

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