L'Obs

Fuck Deutschlan­d

TERMINUS BERLIN, PAR EDGAR HILSENRATH, TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR CHANTAL PHILIPPE, LE TRIPODE, 230 P., 19 EUROS.

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Fake news. Le formidable auteur de « Fuck America » n’est pas mort, le 30 décembre dernier, à l’âge de 92 ans. Le voilà qui ressort de sa boîte, plus vif, plus grinçant, plus punk que jamais, dans cet ultime roman avec lequel il a bouclé son oeuvre en 2006 et qui se trouve enfin traduit (très bien) de ce côté du Rhin. C’est « Terminus Berlin », où ce rescapé de la Shoah rassemble tous les fils plus ou moins autobiogra­phiques qu’il avait tirés dans « le Nazi et le Barbier », « Nuit » ou « les Aventures de Ruben Jablonski ». Ici, ce sont les aventures de Joseph Leschinsky, que tout le monde appelle « Lesche » parce que « beaucoup de gens trouvaient ce nom trop long ». Ça démarre sans prévenir au milieu de filles usées qui tapinent à Broadway. Lesche, exilé depuis trente ans à New York, « reluque tous les petits culs chauds » qui se promènent, enchaîne les petits boulots, et écrit en allemand des livres comme « le Juif et le SS », qui n’intéressen­t pas grand monde. Ça continue dans une « cafétéria d’émigrants », où on le prévient : « L’Holocauste vous poursuivra partout en Allemagne. Le pays tout entier est un monument à l’Holocauste. » Mais rien à faire, Lesche veut revenir en Allemagne. Il n’aime pas les Allemands, mais il aime trop leur langue. C’est son « plus gros problème », à lui qui n’en manque pas. « Nazi un jour, nazi toujours », se dit-il. Le succès littéraire, pourtant, finit par arriver. Et avec lui les femmes, qu’il baise frénétique­ment. Et les néo-nazis, qui rappliquen­t pour l’insulter. Et l’idée d’écrire sur le génocide arménien, pour s’arracher enfin au ghetto de son enfance. Le coup de génie d’Hilsenrath (photo) est peut-être là : dans les livres, les victimes du nazisme sont souvent des gens bien. Chez lui, c’est un type sans états d’âme qui engrosse la fille d’une de ses maîtresses, planifie l’assassinat d’un coiffeur qui l’a autrefois martyrisé à l’école, soupçonne sa logeuse de n’avoir « peut-être fait que suivre l’air du temps en devenant philosémit­e après la guerre – ce qui n’était en fait que de l’antisémiti­sme inversé ». C’est que l’histoire lui a appris à se méfier de « toutes les grandes doctrines, surtout quand elles sont exploitées par l’Etat ». Elle lui a aussi enseigné que « l’humour conserve ». D’où ce roman explosif, joyeusemen­t anarchiste et, hélas, tragiqueme­nt visionnair­e dans une époque où des abrutis tracent des croix gammées sur le visage de Simone Veil.

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