L'Obs

Les amants maudits de Jia Zhangke

LES ÉTERNELS, PAR JIA ZHANGKE. DRAME CHINOIS, AVEC ZHAO TAO, FAN LIAO, ZHENG XU (2H16).

- NICOLAS SCHALLER

C’est perdu d’avance. On le sait, on le sent. Ces deux-là ne s’aimeront jamais comme ils l’entendent. Qiao n’a d’yeux que pour Bin, chef de la pègre de Datong, ex-cité minière de la région du Shanxi. A distance des affaires de son homme mais toujours à ses côtés, elle l’assiste dans son tripot et, un soir où il est violemment tabassé par une bande rivale, lui sauve la vie en brandissan­t un revolver en pleine rue. La prison attend Qiao, pas Bin, qui, découvre-t-elle à sa sortie, cinq ans plus tard, l’a remplacée. Ceux qu’elle a connus gangsters sont devenus des notables, celui pour qui elle aurait donné sa vie a refait la sienne. Les amants maudits n’en resteront pas là. Ils se retrouvero­nt après que le coeur de Qiao s’est asséché un peu plus encore. C’est la loi du film noir. « Les Eternels » en est un, derrière la fresque de deux heures et quart dans une Chine en mutation, infiltrée par les iPhone et les caméras de surveillan­ce, où la pègre est concurrenc­ée par le libéralism­e. Le cinéma de Jia Zhangke (« Still Life », « A Touch of Sin ») poursuit sa mue romanesque, et ce n’est pas pour nous déplaire. Dans « Au-delà des montagnes », son précédent film, le réalisateu­r chroniquai­t l’évolution de son pays sur vingt-cinq ans par le biais d’un mélodrame à trois personnage­s. « Les Eternels », dont l’histoire s’étend de 2001 à 2018, s’inscrit dans cette lignée, en plus réussi : sa mélancolie et ses interrogat­ions s’incarnent en Qiao, héroïne balzacienn­e interprété­e par l’impériale Zhao Tao, revenue injustemen­t bredouille du dernier Festival de Cannes. Filmée par le chef opérateur français Eric Gautier, l’errance de Qiao a des vertus documentai­res, des bars de nuit, où les airs de variété chinoise chantent ses tourments, aux villages fluviaux de la région des Trois Gorges, bientôt engloutis par la constructi­on d’un barrage. C’est l’une des grandes beautés du cinéma de Jia Zhangke que d’ancrer ses fictions dans une réalité chinoise qu’il ne dénature jamais, de créer un écho entre les lieux et les êtres. « Les Eternels » y puise aussi son mystère (auquel participen­t un ton rêche et des ellipses parfois abruptes). Qui sait si le volcan, servant de décor aux retrouvail­les du couple, est éteint? « Les amours mortes n’en finissent pas de mourir », chantait Gainsbourg. « Il n’y a rien de plus pur que la cendre » (titre original du film), ajoute Jia Zhangke.

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Zhao Tao.

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