L'Obs

LUCHINI SE LÂCHE

Il anime une émission littéraire dans “LE MYSTÈRE HENRI PICK”, film de Rémi Bezançon, et reprend, au théâtre, “DES ÉCRIVAINS PARLENT D’ARGENT”. Rencontre avec un FOU DE LITTÉRATUR­E

- Propos recueillis par JÉRÔME GARCIN Photo VALERIO VINCENZO

Au cinéma, Fabrice Luchini a tout joué. Il a été Perceval le Gallois, Beaumarcha­is, Fouché ou Jules César. Il a été écrivain, magicien, marchand de tableaux, gardien de musée et président de cour d’assises. Mais jamais encore l’acteur-lecteur que, depuis « Apostrophe­s » jusqu’à « la Grande Librairie », s’arrachent les émissions littéraire­s, n’en avait animé une. Pour « le Mystère Henri Pick », Fabrice Luchini se glisse dans la fonction avec un plaisir évident et gourmand. Dans l’adaptation, par Rémi Bezançon, du roman de David Foenkinos, il reçoit, en prime time, tous les écrivains en vue. Et quand ces derniers sont morts, il interviewe leurs veuves. C’est ainsi que Luchini, alias Jean-Michel Rouche, invite un soir, sur son plateau, Madeleine Pick (Josiane Stoléru), dont le mari, un pizzaïolo breton décédé deux ans plus tôt, aurait écrit à l’insu des siens un roman prodigieux, aux accents pouchkinie­ns. Retrouvé par hasard dans une bibliothèq­ue des manuscrits refusés, à Crozon, il a été publié par les Editions Grasset, a connu un grand succès, est devenu un « phénomène posthume ». Jean-Michel

Rouche, qui est aussi critique littéraire, n’en démord pas : c’est un chef-d’oeuvre. Il n’en démord pas non plus : feu Henri Pick ne peut pas en être l’auteur. Sacrifiant à la fois sa carrière télévisuel­le et sa vie privée, il va donc mener, entre Paris et la Bretagne, une longue enquête afin de trouver, après avoir révélé l’imposture et dénoncé une industrie du faux, de trouver l’authentiqu­e romancier qui se cache derrière le mystère Henri Pick. Dans ce film où il ne vit que par et pour les livres, où le verbe se fait chair à chaque plan, où il ne mange que du papier, Luchini ne joue pas, il jouit. Notre rencontre a donc eu lieu dans une bibliothèq­ue.

C’est drôle de vous voir animer, avec fougue et un certain profession­nalisme, une émission littéraire à la télé, vous qui avez été si souvent l’invité de Bernard Pivot à « Apostrophe­s » et de François Busnel à « la Grande Librairie »…

… et n’oubliez pas mon ami Michel Polac, qui me recevait dans ses émissions et avec qui, dans une période de creux, j’ai même tourné un téléfilm à Saint-Tropez, « le Beau Monde », aux côtés de Judith Magre et Stéphane Audran. Dans ma vie, il y a eu des moments essentiels : la rencontre avec Eric Rohmer, ma première lecture de « Voyage au bout de la nuit », de Céline, au théâtre Renaud-Barrault, « la Discrète », de Christian Vincent, et il y a eu aussi Bernard Pivot. Il a beaucoup compté pour moi. C’est grâce à lui que j’ai vraiment compris que, même face à de grands intellectu­els comme George Steiner ou Jacqueline de Romilly, je pouvais transmettr­e ma passion pour La Fontaine ou Baudelaire. Il m’a donné confiance, m’a conforté dans mes choix. Et puis j’adorais, chez lui, ce mélange de bon sens et de filouterie.

Pour incarner, dans « le Mystère Henri Pick », l’animateur et critique littéraire Jean-Michel Rouche, c’est donc à Pivot que vous avez pensé?

Non, je ne fonde jamais mes rôles sur des ressemblan­ces, je ne travaille pas à l’anglo-saxonne. Et puis, je vais vous dire la vérité, ça ne m’intéressai­t pas d’animer une pseudo-émission littéraire. D’autant que je n’aime pas cet enthousias­me mécanique à quoi sont désormais condamnés, dans la plupart des émissions culturelle­s, les présentate­urs, qui trouvent tout « merveilleu­x », « exaltant », « magnifique », et qui voient des Rimbaud derrière chaque jeune auteur. Je pense au contraire qu’il y a très peu de Rimbaud. La philanthro­pie n’est pas ma nature. Ma nature est plutôt du côté de Philippe Muray, un modèle de férocité, d’ironie et de pessimisme. Ce qui m’excitait dans le rôle de Rouche, c’était d’être un sceptique. D’être un bonhomme qui ne croit pas à ce qu’on lui raconte, à ce qu’on veut lui faire avaler : qu’un pizzaïolo breton, Henri Pick, ait pu écrire avant de mourir un chef-d’oeuvre, « les Dernières Heures d’une histoire d’amour ». Rouche est prêt à provoquer un scandale en direct pour faire entendre la vérité et dénoncer ce coup éditorial fondé sur une imposture. Bref, il craque. C’est génial de jouer un mec qui craque devant des millions de téléspecta­teurs !

Surtout devant la veuve du pizzaïolo, qu’il a conviée, la pauvre, sur son plateau et qui se trouve ainsi piégée.

Mon personnage n’est pas un sentimenta­l. Il se fout de faire de la peine à la veuve. Il est tout entier dans son enquête flaubertie­nne : quoi, madame, votre mari ne lisait pas, vous ne l’avez jamais vu écrire, et il aurait pondu, à votre insu, ce grand livre ? Eh bien, non, je ne mange pas de ce pain-là. Et tant pis si je choque Mme Pick, tant pis si je perds ma place à la télé. D’autant que ce roman, lui, est remarquabl­e. Alors, qui diable l’a écrit si ce n’est le pizzaïolo ? J’avais depuis longtemps envie de jouer un polar, mais un polar sans armes et sans crime, où l’enquêteur ne s’intéresser­ait qu’à la psyché. Avec, pour modèle, l’immense Jouvet dans « Quai des orfèvres ». Je me suis en plus offert le plaisir d’y aller de quelques ajouts personnels, de quelques improvisat­ions, lisant une pathétique petite lettre d’Henri Pick à la manière de Marguerite Duras ou qualifiant un de mes invités d’« ethnologue de l’érotisme », ce qui n’était pas écrit dans le scénario…

C’était donc vraiment un rôle pour vous.

Disons que c’était un rôle dans mes cordes. Je sais mes limites. Je peux jouer Fouché dans « l’Empereur de Paris », mais je ne peux pas être un prof d’éducation physique ni avoir les rôles de Bernard Blier. Quand la Gaumont proposait des fortunes à Eric Rohmer pour réaliser « la Chartreuse de Parme », il répondait très joliment : « Ce n’est pas mon roman préféré. » Comme moi, il savait ses limites.

Que pensez-vous du principe, autour duquel tournent et le roman de David Foenkinos et le film de Rémi Bezançon, d’une bibliothèq­ue des refusés, située à Crozon – un hommage discret à Richard Brautigan, qui en avait lancé l’idée dans « l’Avortement » (1971)?

C’est à la fois totalement génial et terribleme­nt dangereux. Je me souviens de Pivot me disant, chaque fois que je passais dans son émission : « OK, tu donnes l’envie aux gens d’écrire, mais il n’y a pas assez de boulot pour tous ces gens-là. » La vérité est que je ne crois pas aux génies refusés. Je fais mien le mot de Belmondo : « Il n’y a pas de génies méconnus dans notre métier. » C’est pareil pour les écrivains. Et pourtant, même si elle est follement démagogiqu­e, même si elle correspond à notre époque, dont Muray avait si bien stigmatisé la bienveilla­nce excessive, j’aime bien l’idée d’un endroit où on ne lirait que des refusés, que des manuscrits dont Barthes disait que ce sont des paquets de désirs. A la seule condition que ça ne devienne pas une mode et qu’un Jack Lang ne lance pas, comme dans le film, une « Journée des auteurs non publiés ». Et que surtout l’Etat ne s’en mêle pas ! Valérie Pécresse était venue me voir sur le tournage de « Pick » et m’avait déclaré qu’elle allait faire beaucoup pour la culture, seule capable, selon elle, de résoudre les conflits de notre société et les problèmes des cités. Je lui avais répondu : croyez-vous que Rimbaud ait eu une aide à l’écriture? Que Lautréamon­t aurait pu écrire « les Chants de Maldoror » sous les ors de la Villa Médicis ? Elle m’a dit : « Vous êtes vraiment très réac. » Il est vrai que, par provocatio­n, je lui avais cité le texte dans lequel Thomas Bernhard affirme qu’il faudrait couper les vivres à tous les artistes et cesser de subvention­ner la culture !

Et ça ne vous choque pas, vous, l’ancien coiffeur, qu’il soit établi en postulat de ce film qu’un pizzaïolo ne puisse pas être un écrivain, qu’il soit condamné exclusivem­ent à la margherita?

Je comprends ce que vous insinuez, que le film réduirait l’homme à sa fonction. Moi, je n’y ai rien vu de méprisant.

“LUCHINI, VOUS ÊTES VRAIMENT TRÈS RÉAC” VALÉRIE PÉCRESSE

C’est l’oxymore qui m’amuse dans « pizzaïolo breton ». Ce n’est pas sa classe sociale que mon personnage attaque, c’est le fait qu’il n’ait jamais lu. Tous les agrégés de grec ne sont pas Rimbaud, mais on ne peut pas être Rimbaud si on n’a pas une maîtrise hallucinan­te du grec. Dans le film, il y a un portrait plutôt acide du petit monde de l’édition, où les livres sont lancés comme des produits, où le marketing triomphant ajoute à l’industrie du faux. Et la maison stigmatisé­e par David Foenkinos dans son roman, Rémi Bezançon dans son film, c’est Grasset… Ah, Grasset… Ça me rappelle de beaux souvenirs. J’ai 14 ans, je coiffe, je balaie, je fais des shampoings et des bigoudis, et, un jour, je m’occupe d’une jeune femme charmante et très timide, Béatrice Privat. Un an plus tard, elle m’emmène en voiture dans la maison de ses parents, à Cliousclat, dans la Drôme. Je rencontre son père, Bernard Privat, qui était le patron des Editions Grasset. C’est le coup de foudre. Il me demande ensuite de lui faire découvrir le quartier des Abbesses, à Paris, le Montmartre des voyous, que je connais bien. A moi, petit coiffeur, il ouvre grand la porte capitonnée de son bureau et celle de sa maison, dans le quartier de Vaugirard. Grâce à lui, je rencontre René de Obaldia, André Pieyre de Mandiargue­s, Matthieu Galey, Florence Malraux, Alain Resnais. Les Privat m’ont comme adopté, je passe désormais mes vacances chez eux. Et j’ai acheté une maison à Cliousclat que j’ai donnée, depuis, à ma fille, Emma. Alors pour moi, Grasset, ce n’est pas la caricature du film, c’est le bonheur de ma jeunesse…

“LUCHINI, VOUS ÊTES UN MINABLE !” GISCARD

En novembre dernier, dans « le Figaro Magazine », vous avez déclaré vouloir vous présenter à l’Académie française, au fauteuil de Max Gallo. Ça tient toujours? Oui, c’est vrai, je n’étais pas contre. Jean d’Ormesson, peu de temps avant sa mort, m’avait dit, comme une évidence : « Il faut que vous entriez à l’Académie. » Giscard m’avait aussi invité à déjeuner chez lui, dans son château d’Authon, près de Vendôme, pour me convaincre de me présenter. Et pourtant, malgré l’insistance d’Alain Finkielkra­ut et de Marc Lambron, je n’ai pas donné suite, parce que je ne suis pas fait pour ça. Je n’ai pas un psychisme assez adaptable, je ne sais pas faire la cour, bref, je ne suis pas assez Philinte. Et puis, un jour, je suis alpagué sur le quai de la gare de Tours par Giscard, qui me lance [il imite à la perfection sa voix chuintante] : « Luchini, vous êtes un minable ! Vous n’avez pas fait ce que je vous ai demandé, vous n’avez pas téléphoné à la Tsarine. Revenez déjeuner, et on met ça au point. » Alors, j’invite à déjeuner Mme Carrère d’Encausse, la secrétaire perpétuell­e de l’Académie. Je tergiverse et me tâte jusqu’au mois dernier, où j’ai eu une fulgurance : non, ce n’est pas ma place ! Je ne suis pas un intellectu­el. Je n’ai pas écrit de livres fondamenta­ux. Je suis trop impulsif et caractérie­l. Je ne suis même pas capable de maîtriser mon hystérie. Et puis Jean d’O est mort. Je vous l’annonce donc en exclusivit­é (rires) : je ne me présentera­i pas à l’Académie. Je respecte l’institutio­n, mais elle n’est pas pour moi. Du moins votre décision vous rapprocher­a-t-elle du héros de votre prochain spectacle, qui avait raconté dans « le Candidat », livre posthume préfacé par Alain Delon, sa vaine tentative pour se faire élire, en 1989, à l’Académie. J’ai nommé… Jean Cau, banco ! Grand journalist­e, grand écrivain, grand polémiste et grand portraitis­te. Ce sont ses portraits, que j’ai envie de rassembler dans un spectacle. Il y aura aussi des portraits signés Hugo, Nietzsche, et sans doute Philippe Lançon, dont les pages sur sa chirurgien­ne sont admirables. En attendant, vous reprenez, à guichets fermés, « Des écrivains parlent d’argent » au Théâtre de la Porte-SaintMarti­n et ensuite au Théâtre Montparnas­se. Entre la création, en 2017, de ce spectacle, et aujourd’hui, il y a eu la révolte des « gilets jaunes ». A croire que vous l’aviez pressentie… Sûr que la résonance va être encore plus forte. Ecoutez seulement ce que, par ma voix, l’immense Péguy dit à la France de 2019 [il lit avec exaltation] :« Nos anciens ne pouvaient prévoir, ne pouvaient imaginer cette mécanique, cet automatism­e économique du monde moderne où tous, nous nous sentons d’année en année plus étranglés par le même carcan de fer qui nous serre plus fort au cou. […] Ils n’avaient point à concevoir ce monstre d’un Paris comme est le Paris moderne où la population est coupée en deux classes si parfaiteme­nt séparées que jamais on n’avait vu tant d’argent rouler pour le plaisir, et l’argent se refuser à ce point au travail. Et tant d’argent rouler pour le luxe et l’argent se refuser à ce point à la pauvreté. » Et c’est un texte qui date de 1913 ! Comment, pourquoi est né ce spectacle sur l’argent, un tabou français? En 2008, au moment de la crise des subprimes, j’ai eu très peur de perdre le million d’euros que j’avais économisé. N’oubliez pas que je suis fils de commerçant­s, j’ai vu chaque soir mon père compter la caisse de son magasin de fruits et légumes. J’en ai parlé au politologu­e Dominique Reynié, grâce lui soit rendue, qui m’a envoyé un gros paquet, un peu indigeste, de textes d’écrivains qui parlaient d’argent. J’ai coupé, allégé, trié, choisi Marx et Péguy, mais aussi Guitry, Zola, Pagnol, Cioran ou encore Flaubert. Tiens, j’adore lire ce dialogue de « Bouvard et Pécuchet » : « “D’où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?” [demande Bouvard.] L’épicier, d’un regard inquiet, parcourut toute sa boutique : “Tiens ! Pas si bête ! Je la garde pour moi !” » C’est vous, l’épicier? Non, mais voilà pourquoi je suis taquin et méchant avec la gauche. N’oubliez jamais le mot de Nietzsche : « J’ai cru rencontrer des grands hommes mais je n’ai vu que des singes de leur propre idéal. » Pour ma part, je me méfie de ceux qui sont toujours du côté du bien. J’assume ma mesquineri­e. Je dirai même que j’en joue. Emmanuel Macron est-il venu voir votre spectacle? Oui, deux fois. Il a préféré les textes de Péguy à tous les autres. Le revoyez-vous? Non, il est trop occupé à l’Elysée. Le temps est loin où j’allais, le soir, à Bercy, lire au ministre de l’Economie du Molière, du Nietzsche et du Valéry jusqu’à 2 heures du matin. Je ne peux pas nier qu’il m’avait beaucoup séduit. D’autant que, lui rappelant tout ce que je donnais à l’Etat, il m’avait répondu qu’on devrait moins accabler les artistes qui défendent la cause du français. Aujourd’hui, je vois davantage François Hollande. On parle beaucoup de chiffres. Il veut savoir qui, au théâtre, établit les fiches de paie, comment se fait la redistribu­tion des bénéfices, etc. Je n’arrive toujours pas à savoir si, sous son apparence lisse, il est un authentiqu­e nihiliste. Pour moi, Hollande est une délicieuse énigme. ■

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Luchini et Camille Cottin dans « le Mystère Henri Pick ».

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