L'Obs

Matignon

Edouard Philippe, locataire heureux

- Par Alexandre le drollec

Il y pense tous les jours… sans trop y penser. Ce lundi soir de février, dans son vaste bureau avec vue sur jardin, Edouard Philippe devise sur l’« après-Matignon ». Un sujet qu’il a longtemps esquivé, y compris devant ses proches. Aujourd’hui, plus de tabou. « Je suis très détendu sur cette question, assuret-il à “l’Obs”. Car je sais très exactement comment tout cela va se passer. Il y a toujours un après. » Entretenir le mystère n’étant pas pour lui déplaire, le juppéiste n’en dira pas plus sur le sujet. D’autres, il est vrai, le font pour lui.

Depuis des semaines, le Tout-Paris spécule sur l’avenir du Premier ministre. Se repliera-t-il à la mairie du Havre, sur laquelle il a régné sept ans? Aura-t-il la tentation de Bordeaux où l’horizon s’est brusquemen­t dégagé avec le départ d’Alain Juppé pour le Conseil constituti­onnel ? Se lancera-t-il dans la bataille de Paris où, selon ce familier de l’Elysée, il pourrait bien être « la dernière carte de Macron » ? Ou fera-t-il le choix de quitter la vie politique ? Pour l’heure, il ne dit mot sur ses réelles intentions. Se dévoiler trop tôt – il le sait bien – c’est prendre le risque de s’enfermer. « Edouard est un Normand, décrypte son ami le député Thierry Solère. Avant de se décider, il pèse, soupèse, prend son temps. Si vous lui soumettez dix hypothèses sur la table, il n’est pas du genre à en éliminer une d’un revers de main ! » Un autre compagnon de route complète : « Il connaît la règle du jeu : Matignon est une parenthèse dans sa carrière, qui peut se refermer à tout moment. Mais son voeu le plus cher est qu’elle se referme le plus tard possible. »

Il y a quelques semaines, on le disait sur un siège éjectable. Les « gilets jaunes », c’était de sa faute. Ses relations avec Macron s’étaient dégradées. A l’Elysée, des visiteurs du soir plaidaient pour du sang neuf à Matignon. Dans les dîners en ville, les jeunes loups de la macronie s’interrogea­ient déjà sur l’identité de son successeur. Les européenne­s approchant, le jeu des rumeurs repart de plus belle. Et s’il était envoyé au front pour mener la liste ? Et si le gouverneme­nt était remanié pour laisser partir la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, ou le porte-parole, Benjamin Griveaux ? A Matignon depuis vingt et un mois, Edouard Philippe sait bien que son aura a pâli et que son sort ne dépend pas de lui. Mais à ceux qui voudraient l’enterrer un peu trop vite, le Premier ministre entend aujourd’hui faire passer un message : il est là, et bien là. Au 57, rue de Varenne, l’opération « maintien à Matignon » est enclenchée. Pour une raison simple : son locataire y est heureux! Foi d’Edouard Philippe, Matignon n’est ni cet « enfer gestionnai­re » ni cette « machine à broyer » décrits par ses prédécesse­urs. « J’ai la confiance du président, le soutien de la majorité, et j’ai envie d’être là. Tant que ces trois conditions seront réunies, je continuera­i », assène-t-il. S’il peut d’ores et déjà se targuer d’avoir dépassé Laurent Fabius (611 jours), il compte désormais faire mieux que Jean-Marc Ayrault et Pierre Messmer (685 et 691 jours). « C’est un juppéiste, un

amoureux de l’Etat. Il est heureux ici, dit l’un de ses proches conseiller­s. S’il devait choisir entre rempiler une année supplément­aire et mener campagne à Paris, il signerait pour rester à Matignon. Même s’il a pris des coups : la séquence des “gilets jaunes” l’a usé, il en a gardé des cicatrices. »

Les coups, Edouard Philippe avait jusque-là plutôt bien manoeuvré pour les éviter. L’affaire Benalla, le retentissa­nt départ de Nicolas Hulot, la démission rocamboles­que de Gérard Collomb… Les premières turbulence­s du quinquenna­t ont épargné le chef du gouverneme­nt. Jusqu’à cette tempête des « gilets jaunes », qu’il prend de plein fouet. Le placide perd son flegme, son image s’écorne. Loué pour son sérieux et sa solidité, il apparaît sous un autre jour : raide, distant, « techno ». Son obstinatio­n à ne rien lâcher sur la taxe carbone en exaspère plus d’un. « A ce moment-là, il s’est droit-dans-mes-bottisé très fort », plaisante un conseiller.

Des RumeuRs De Démission

L’hiver a été rude. Ceux qui le connaissen­t de longue date, comme son ami Dominique Bussereau, le trouvent alors « grave, sombre, préoccupé ». Le Premier ministre avale, il est vrai, quelques couleuvres. Le 5 décembre, le Parlement doit voter une batterie de mesures d’urgence destinée à apaiser la colère de la rue. A la tribune, Edouard Philippe parle de « suspendre pour six mois » la hausse de la taxe carbone. Deux heures plus tard, l’Elysée recadre : « suspension » devient « annulation ». « Ce jour-là, le président abîme volontaire­ment le Premier ministre, analyse un député LREM. C’est humiliant. » Dans le premier cercle d’Edouard Philippe, on confirme : « On avait tous les boules. » Autour d’Emmanuel Macron, quelques voix s’élèvent alors. Ne serait-ce pas le moment opportun pour un changement de Premier ministre ? Le président ne bouge pas. Parallèlem­ent se propagent des rumeurs de démission. A « l’Obs », le Premier ministre assure aujourd’hui ne jamais avoir eu cette tentation. « Claquer la porte n’est pas mon genre », balaie-t-il. Matignon commet néanmoins quelques erreurs. Notamment celle de refuser la main tendue du leader de la CFDT, Laurent Berger, qui, pour éteindre l’incendie jaune, proposait dès le début du mois de décembre un « Grenelle du pouvoir du vivre ». Sur cette gestion de crise, Edouard Philippe esquisse aujourd’hui un mea culpa. « J’ai ma part de responsabi­lité, admet-il. Mais ceux qui se bornent à penser que cette colère est uniquement due à des raisons conjonctur­elles se trompent complèteme­nt. Cette exaspérati­on vient de très loin. »

Les juppéistes ont de la mémoire. Lors des grèves de 1995, ils avaient payé au prix fort l’inflexibil­ité du « chef » : deux millions de personnes dans la rue, une France paralysée et un Premier ministre contraint de quitter Matignon après la dissolutio­n ratée. Deux décennies plus tard, les héritiers du « meilleur d’entre nous », Edouard Philippe en tête, ont retenu la leçon. Contrairem­ent à son mentor, le quadra montre davantage de souplesse dans l’exercice du pouvoir. Mi-décembre, le chef du gouverneme­nt, ardent défenseur de l’orthodoxie budgétaire, accepte bon gré mal gré le plan d’urgence de 10 milliards d’euros concocté par l’Elysée. « Le Premier ministre est un homme de droite, commente un ministre en vue. Sa ligne naturelle est de limiter la dépense publique. » Mais comme le souligne Gilles Boyer, conseiller politique et intime d’Edouard Philippe, « la faculté d’adaptation est l’essence d’un homme politique ».

Le RétRopéDaL­age éLyséen

Sur le dossier des 80 km/h, « sa » mesure par excellence, le Premier ministre encaisse également sans trop br oncher. Le 15 janvier, devant un parterre de maires réunis dans l’Eure, après pas mal de tergiversa­tions, Emmanuel Macron finit par ouvrir la voie à des aménagemen­ts. Problème : au sein du cabinet d’Edouard Philippe, personne n’est informé de cette sortie présidenti­elle. Exactement au même moment, alors que les télévision­s de Matignon branchées sur BFMTV retransmet­tent en direct ce rétropédal­age élyséen, « l’Obs » s’entretient avec un influent conseiller du Premier ministre qui explique doctement à quel point le combat pour limiter la vitesse sur les routes relève de la « noblesse de la politique »…

“claquer la porte n’est pas mon genre.” Édouard Philippe

Trop à droite. Trop vieux monde. Trop dogmatique. Pas assez « disruptif ». Autour du chef de l’Etat, quelques grognards de la macronie estiment aujourd’hui qu’il est grand temps de tourner la page Philippe. « Le Premier ministre est solide mais la modernité est toujours du côté du président », note un dirigeant de la majorité. « Il est honnête, hypercompé­tent sur les sujets techniques. Mais il gère la France comme un haut fonctionna­ire », observe un entreprene­ur proche du pouvoir. Au Palais-Bourbon, plusieurs voix réclament aussi mezza voce un nouvel élan. « Le Premier ministre n’a jamais compris l’essence de notre engagement auprès du président. Il nous prend pour des zozos, il se fout de nous », déplore un parlementa­ire. « Qu’il y ait dans l’entourage d’Emmanuel Macron des gens pour penser qu’Edouard est un peu le “gendre qu’on tolère à table”, c’est certain, affirme Thierry Solère… Mais qui est aujourd’hui plus intelligen­t, plus loyal et moins détesté que lui? Qui pourrait se targuer de faire aussi bien le job ? Je ne vois pas. »

A l’Elysée, personne ne remet en question la loyauté du Premier ministre. « Il ne fera jamais d’ombre au “patron” », assure un membre du premier cercle. Philippe n’est pas Valls : il ne s’imagine pas un destin. Matignon, c’était déjà inespéré. Alors être calife à la place du calife, c’est non. En petit comité, il assure aussi régulièrem­ent que la « poloche » – comprendre la politique politicien­ne – c’est terminé. Fédérer la droite juppéiste aujourd’hui en mal de leader ne l’intéresse pas. « J’ai 48 ans et j’ai déjà beaucoup donné à la vie partisane. Cet aspect-là de ma vie est derrière moi », dit-il à « l’Obs ».

l’absence de “plan b”, un atout

Revigoré par l’effet grand débat – et par un léger frémisseme­nt dans les sondages –, le Havrais est aujourd’hui à l’offensive. Il renoue discrèteme­nt avec la presse, multiplie les apparition­s médiatique­s, monte au créneau contre l’antisémiti­sme place de la République, recadre sèchement sa ministre Jacqueline Gourault quand elle se hasarde à émettre l’idée que tous les Français devraient payer l’impôt sur le revenu. Des proches du président lui reprochent de ne pas suffisamme­nt s’ériger en bouclier du « patron » ? De ne pas assez s’exposer ? Message reçu : jeudi dernier, il était parmi les premiers à descendre dans l’arène pour dézinguer les conclusion­s du Sénat dans l’affaire Benalla. Et si l’absence de « plan B » était finalement le meilleur atout d’Edouard Philippe pour durer ? Aucun des hypothétiq­ues successeur­s évoqués çà et là ne coche toutes les cases. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian ? « Le Menhir », 71 ans, présente un avantage : rassurer l’aile sociale de la majorité. Mais question modernité et « disruption », il faudra repasser. François Bayrou? Il en a très envie. Mais tant que la justice n’a pas tranché dans l’enquête sur les emplois fictifs du MoDem au Parlement européen, rien n’est possible. Quant à Bernard Cazeneuve et Xavier Bertrand, ils ne comptent pas hypothéque­r leurs chances pour 2022. « Marcheur » de la première heure et patron des sénateurs LREM, François Patriat fait partie de ceux qui plaident pour le statu quo : « Pourquoi changer maintenant? Depuis MauroyMitt­errand, c’est la première fois dans l’histoire de la Ve République qu’un duo fonctionne bien. » Que ce soit demain, dans un mois ou dans un an, la question se posera néanmoins. D’après ses proches, Emmanuel Macron est clair sur ce sujet : il n’y aura pas un seul Premier ministre durant son quinquenna­t.

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Le chef du gouverneme­nt à Matignon, en octobre 2017.
 ??  ?? « J’ai la confiance du président », assure Edouard Philippe. Pour combien de temps ?
« J’ai la confiance du président », assure Edouard Philippe. Pour combien de temps ?
 ??  ?? L’hiver a été rude pour le Premier ministre, qui a pris de plein fouet la tempête sociale (ici en Bretagne le 15 février).
L’hiver a été rude pour le Premier ministre, qui a pris de plein fouet la tempête sociale (ici en Bretagne le 15 février).

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