Grand Débat
Dans l’Yonne, « un grand sentiment de solitude »
Mais où sont passés les râleurs ? Ce vendredi soir, à Saint-Bris-le-Vineux, on les cherche un peu. Il y a bien Alain, moustache et veste kaki, retraité de l’industrie, le premier à prendre la parole. Le seul à avoir écrit dans le cahier de doléances ouvert par la mairie. Il s’en prend aux députés – « ils sont cinq cents et des brouettes, un seul par département su rait » –, au Sénat – « presque un Ehpad » – et aux avantages dont bénéficient les anciens présidents de la République. La jeunesse de l’actuel l’inquiète déjà : « S’il n’est pas réélu, il n’aura que 44 ans, ça va nous coûter une certaine somme. »
Il y a surtout ce monsieur à la longue barbe blanche qui arrive avec sa canne, son appareil auditif et ses réclamations gri onnées sur des pages et des pages. Au milieu de cette petite assemblée très polie, son ton véhément détonne : il en veut à l’Europe, s’étonne qu’on ne parle pas de « l’invasion des migrants » (la commune en a accueilli pendant quelques semaines en 2016) et estime qu’« on n’est plus en démocratie » : « Il y a combien de représentants du FN? Quatre ou cinq, alors qu’il devrait y en avoir quatre-vingt-dix. » Manifestement, il est sympathisant. Et il n’est pas le seul : dans ce village viticole de l’Yonne de 1 100 habitants, Emmanuel Macron n’a devancé Marine Le Pen que de quatorze petites voix au second tour de la présidentielle. La vie des Saint-Brisiens semble pourtant douce, au milieu des vignobles du Bourgogne. Le vin est bon, il fait vivre beaucoup de monde et l’école est installée dans un superbe château du e siècle.
Les râleurs, donc, sont restés chez eux. Ils ne sont pas les seuls. Est-ce la faute aux vacances scolaires? Aux mauvais horaires communiqués dans la presse locale ? Seule une petite quinzaine de personnes a fait le déplacement jusqu’à la salle des fêtes aux murs en pierre et au plafond voûté. Il y a là un invité exceptionnel, le politologue Pascal Perrineau, l’un des garants du grand débat, qui se félicite des 5 700 réunions déjà tenues sur tout le territoire, où il voit beaucoup de « primo-parlants », des gens peu habitués à prendre la parole. Ce soir, ce n’est pas vraiment le cas. L’assistance est surtout composée d’élus du conseil municipal, avec maris, femmes et enfants. La maire, son premier adjoint, la sénatrice du coin, qui, incorrigibles, ne lâchent pas le micro. Eux aussi ont des choses à dire sur ce que c’est que de vivre dans la ruralité, le thème de la soirée.
Même si Auxerre n’est qu’à 10 kilomètres, on connaît ici la désertification médicale qui oblige à aller jusqu’à Dijon pour voir un spécialiste. On vit à plein la fracture numérique, avec un haut débit très capricieux. « Est-ce qu’on ne peut pas constitutionnaliser un droit à l’internet, pour qu’il y ait une égalité d’accès à la fibre? » demande Thomas, consultant à Paris la semaine, qui se verrait bien faire un peu de télétravail. Cette « dématérialisation » inquiète Brigitte, ancienne directrice d’école : « On arrive à faire nos démarches par internet, mais au bout d’un moment on a quand même un grand sentiment de solitude. Il faut faire attention au facteur humain. »
Ce n’est pas Rachel Leblond, la maire, qui la contredira : clerc de notaire, elle a le sentiment d’être devenue également une assistante sociale. « Ce soir, c’est une occasion de se rencontrer mais dans beaucoup de zones, si vous voulez avoir un échange avec quelqu’un, vous allez où et vous faites quoi? » continue Brigitte. Le temps d’une soirée, elle a pu raconter qu’elle s’était mise au vélo pour polluer moins, qu’elle essayait de limiter sa consommation de plastique, qu’elle revenait du Cambodge et, aussi, qu’elle était e arée des horreurs et des insultes qu’elle lisait sur internet.