L'Obs

« Gilets jaunes »

Ingrid Levavasseu­r, ex-icône, nouvelle cible

- Par EMMANUELLE ANIZON Photo BRUNO COUTIER

Les images ont choqué. Lors d’une manifestat­ion à Paris, dimanche 17 février, elle est bousculée, conspuée, par une foule haineuse. « Enlève ton gilet jaune, connasse ! » « Dégage, enculée ! » Face aux insultes, elle essaie vainement de discuter, lève son pouce, protestati­on dérisoire. Avant d’être exfiltrée in extremis. Elle a cru entendre aussi « sale juive ». D’autres ont entendu « sale pute ». Aux médias qui, sur l’instant, lui ont tendu leurs micros, elle a dit, bravache, derrière ses lunettes noires : « Ça ne fait pas de moi une victime, je serai plus forte que ça. » A nous, quelques jours plus tard, dans son petit pavillon d’un lotissemen­t de Normandie, elle avoue : « En fait, j’ai eu très peur. J’ai cru qu’ils allaient me tuer. » Elle a porté plainte contre X.

Depuis le début du mouvement, depuis ce jour de novembre où un journalist­e l’a filmée sur un péage de Normandie, les téléspecta­teurs n’ont pas pu manquer cette aide-soignante de 31 ans au visage fin, chevelure flamboyant­e, yeux clairs. Son parler vrai crève l’écran. Les caméras l’aiment. Et c’est réciproque. Sans doute est-ce sa première faute. Le « gilet jaune » rejette ceux qui captent trop la lumière. Ça heurte son goût de l’horizontal­ité. Et puis le « gilet jaune » est suspicieux. Il accuse vite de traîtrise ceux qui franchisse­nt la frontière qui le sépare de l’autre monde, celui des pourris, des élites, des nantis. Or, depuis trois mois, Ingrid Levavasseu­r ne cesse de passer les frontières. « Je crois en la communicat­ion. » Sans en informer personne, elle a rencontré une ministre, Marlène Schiappa. Accepté de devenir chroniqueu­se sur BFMTV, la chaîne que les « gilets jaunes » détestent (et qu’ils regardent par ailleurs). « On me proposait d’intervenir avec un regard citoyen. Je trouvais ça intéressan­t ! » Face au tollé, elle a annulé.

UNE LISTE INFILTRÉE

Enfin, et surtout, elle « a osé faire de la politique au nom d’un mouvement… né de la détestatio­n du politique », comme le résume Alexandre Jardin, qui l’a côtoyée quand elle est devenue tête de liste d’un « ralliement d’initiative citoyenne » en vue des européenne­s. Une liste qui a eu le toupet de reprendre les initiales du RIC (référendum d’initiative citoyenne). Une liste soutenue « moralement » par Bernard Tapie, infiltrée par un ancien LREM, par une proche de Nicolas Dupont-Aignan, par un sous-marin du Rassemblem­ent national... Les « gilets jaunes » s’en sont étranglés. La trahison de trop. A peine nommée, Ingrid Levavasseu­r, qui avait elle-même voté à la présidenti­elle pour Benoît Hamon puis Emmanuel Macron, a démissionn­é. Et reconnaît aujourd’hui qu’elle s’est trompée. « On a tout fait trop vite. Je me sens comme une enfant sur son rocher qu’on pousse pour apprendre à nager. Je suis celle qu’on pousse. » Elle le dit de sa voix immuableme­nt tranquille, en souriant.

“POURRITURE”, “COLLABO”...

Après l’agression du 17 février, des messages ont afflué sur sa page Facebook. De soutien, mais aussi, beaucoup, de rejet : « Vous n’avez cessé de vous victimiser et de jouer la carte de la sensibilit­é, je trouve cela déplorable et plutôt démagogiqu­e. Vous dites avoir été propulsée en tête de liste européenne, vous n’étiez pas obligée d’accepter. Vous avez pris vos responsabi­lités tout en sachant que la majorité des GJ n’était pas d’accord. » Celui-ci est poli. Généraleme­nt, c’est plutôt « vendue », « pourriture », « arriviste », « manipulatr­ice », « collabo » ou encore « retourne faire ta vaisselle » et « sinon, après, tu baises ? ».

Julien Bayou, porte-parole d’Europe Ecologie-Les Verts, n’en revient toujours pas de ce torrent de boue : « Je souhaitais la rencontrer, elle avait voulu que ce soit filmé, par peur qu’on l’accuse de me voir en secret : le live a été interrompu parce qu’on a reçu plus de 600 messages d’insultes en une demi-heure ! Elle est emblématiq­ue d’une époque. Et les gens osent d’autant plus que c’est une femme. » Rousse de surcroît. Cette violence, manifestée par le mouvement contre les élus et tout ce qui représente les institutio­ns, se retourne en interne. Elle a commencé sur les réseaux sociaux, elle déferle dans le réel.

Le réel, c’est aussi cette lettre reçue par Levavasseu­r, couverte d’excréments. Et cette nouvelle agression, le lendemain de la fameuse manifestat­ion. Elle était allée devant la maternité de Bernay (Eure), menacée de fermeture, « sans gilet jaune, précise-t-elle, comme une aide-soignante qui soutient ses collègues ». Des « gilets jaunes » la prennent à partie. Elle repart précipitam­ment en voiture, mais un groupe tente de la bloquer sur la route, elle doit improviser un demi-tour et s’enfuir. « J’étais avec mon garçon de 8 ans et ma mère, terrorisés. » Elle le raconte de sa voix toujours tranquille, avec cette résilience affichée de l’ex-enfant battue qui a fui le foyer à 16 ans, de l’ex-obèse qui s’est battue pour perdre ses 50 kilos de trop, de la femme qui doit nourrir seule ses deux enfants avec « 1 200 euros de salaire net ». Le combat, elle connaît.

Sur son compte Facebook, après l’agression du 17 février, elle a écrit : « J’ai toujours repoussé la haine pour ne pas la laisser m’envahir et faire de moi son jouet. [...] Je suis Ingrid Levavasseu­r. La “gilet jaune” qui veut donner à notre mouvement le poids politique qu’il mérite. Qui veut mettre sa médiatisat­ion au service de tous ceux qui se sont levés. Qui croit aux vertus du dialogue et de la solidarité. »

Aujourd’hui, (l’ex- ?) figure des « gilets jaunes » n’a plus de liste. Elle pourrait reprendre sa formation d’ambulanciè­re interrompu­e depuis le début du mouvement. Elle pourrait accepter les propositio­ns de travail qui ne manquent pas d’arriver depuis sa médiatisat­ion. Mais non, elle préfère continuer le combat. « Avant, je détestais la politique. Maintenant, je trouve ça passionnan­t. » Elle dit qu’elle a appris. « Je veux prendre le temps de réfléchir. » Elle qui a commencé à travailler à 17 ans avec un CAP de serveuse en poche discute avec des économiste­s et des philosophe­s. Rencontre des « gilets jaunes » venus de toute la France. Ira au grand débat organisé par la mairie de son village. Continue de marteler qu’on peut « réformer le système de l’intérieur, sans violence, sans couper de têtes ». Qu’importe la violence, qu’importent ceux qui moquent son « nombrilism­e » ou sa « naïveté », comme son ex-directeur de campagne Hayk Shahinyan : « Ingrid, elle croit tout le monde. C’est de la chair à canon pour les lobbyistes. » Elle a créé un nouveau groupe de débats appelé « Plus que jamais », qu’elle surnomme « mon jardin ». Elle y écrit à ses « vikings » des textes pleins d’emphase : « Merci d’être là, mes forces [...], si vous voulez vous investir pour la déferlante à venir. » La cagnotte organisée par ses proches a récolté 1 705 euros en une dizaine de jours, pour 39 participan­ts. Sa page Facebook Soigner la France compte 13 658 abonnés. Pas encore une déferlante. Mais au moins ceux-là sont bienveilla­nts.

“ELLE A OSÉ FAIRE DE LA POLITIQUE AU NOM D’UN MOUVEMENT NÉ DE LA DÉTESTATIO­N DU POLITIQUE.” ALEXANDRE JARDIN

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