Affaire Benalla
La bombe à fragmentation
C’était l’époque où il pouvait encore sortir dans Paris incognito. Quelques semaines avant les événements de la place de la Contrescarpe, au printemps 2018, Alexandre Benalla emmène un ami à une soirée organisée en l’honneur d’importants investisseurs chinois, dans un hôtel particulier de la place de l’Etoile. Une coupe de champagne à la main, le chargé de mission de l’Elysée n’a pas un regard pour l’époustouflante vue sur l’Arc de Triomphe. En revanche, il semble aimanté par les huiles du CAC 40 qui se pressent ce soir-là, à commencer par Martin Bouygues, le PDG du groupe de BTP. A la grande surprise de son ami, qui ne l’imaginait pas aussi à l’aise dans ce milieu des grands patrons, le voilà qui serre des mains et lui présente des gens.
Le 26 février, Alexandre Benalla sort d’une semaine à la prison de la Santé, qu’il a passée dans le quartier des personnes exposées médiatiquement, où les cellules individuelles mesurent 9 mètres carrés, avec douche, télé et frigo. Les juges l’avaient incarcéré pour avoir violé le contrôle judiciaire qui lui interdisait de rencontrer son ami et associé Vincent Crase, ex-gendarme réserviste au commandement militaire de l’Elysée. Quelques heures avant sa convocation par les juges d’instruction enquêtant sur les violences du 1er mai 2018 (Alexandre Benalla est poursuivi pour avoir molesté des manifestants), il tenait encore en privé des propos « bravaches ». Se disant « prêt à aller au trou », il plaisantait à propos des « bonnes oranges » rapportées de Marrakech, où il a passé beaucoup de temps.
“DR JEKYLL ET MR HYDE”
Comment une affaire, au départ secondaire, a-t-elle pu, à ce point, déstabiliser le plus haut niveau de l’Etat ? Qu’est-ce qui a poussé le président de la République à se désigner, en personne, comme le principal garant des agissements de son ex-officier de sécurité ? Le 24 juillet, juste après les premières révélations du « Monde », Emmanuel Macron déclarait : « Le seul responsable de cette affaire, c’est moi, et moi seul ! Celui qui a fait confiance à Alexandre Benalla, c’est moi, le président de la République. S’ils veulent un responsable, […] qu’ils viennent me chercher! » Par un engrenage infernal, les frasques d’Alexandre Benalla ont eu pour conséquence de repousser l’examen de la réforme constitutionnelle, prévu à l’été dernier. D’enterrer la réforme initiale du dispositif de sécurité de l’Elysée (voir encadré p. 52). De précipiter le départ du ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, du porte-parole et du conseiller politique de l’Elysée, Bruno Roger-Petit et Ismaël Emelien. Matignon a dû accepter la démission de sa cheffe de la sécurité, Marie-Elodie Poitout, dont le compagnon aurait fait des affaires avec Alexandre Benalla. Et la liste des « victimes » de cette affaire radioactive pourrait encore s’allonger après la charge au vitriol de la mission d’information du Sénat. Le 20 février, les rapporteurs ont fustigé les « pouvoirs excessifs » confiés à un Benalla « inexpérimenté », des « faits dissimulés à la justice » et les « incohérences et les omissions » du secrétaire général et du directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Alexis Kohler et Patrick Strzoda, dans leurs déclarations.
« Benalla aurait été licencié dès le 2 mai, au moment où l’Elysée, Matignon et le ministère de l’Intérieur ont été informés de ses dérapages place de la Contrescarpe, le dossier aurait été clos, estime Jean-Pierre Sueur, sénateur socialiste du Loiret et corapporteur de la mission. Au lieu de cela, nous n’avons pas, aujourd’hui, une, mais DES affaires Benalla. » Le nom du jeune homme de 27 ans, parfaitement inconnu du grand public voilà encore quelques mois, apparaît désormais dans pas moins de cinq affaires judiciaires (voir p. 53). Ceux qui l’ont connu à son arrivée à Paris, silhouette frêle, sourire gentil et coeur sur la main, n’ont rien deviné de sa face sombre, son côté « Docteur
Jekyll et Mister Hyde ». Tous ont cru qu’ils arriveraient à canaliser l’impétuosité du jeune ambitieux, sans réaliser qu’il cloisonnait ses vies et ses réseaux, dont l’existence éclate désormais au grand jour.
« Je me souviens de lui, tout timide, en 2010. Il s’est présenté à la grille du Parti socialiste, rue de Solférino, avec, sous le bras, ses photos avec Marion Cotillard, prises au festival de Cabourg, où, même pas majeur, il avait réussi à se faire embaucher comme garde du corps. » Eric Plumer, ancien chef de la sécurité du PS à la carrure imposante, est le premier à avoir pris Alexandre Benalla sous son aile. C’était alors un jeune garçon originaire d’Evreux, où il avait grandi auprès d’une mère seule qui avait dû le soustraire aux tentatives de son père de le ramener de force au Maroc en modifiant son prénom, de Maroine à Alexandre. Pressé de faire ses preuves, le jeune homme suit de loin une licence de droit à l’université de Rouen (qu’il décrochera, ainsi qu’un master en sécurité publique) et passe, en réalité, la majeure partie de son temps à jouer les gros bras, bénévolement, pour le Parti socialiste, auprès de Martine Aubry puis de François Hollande.
LICENCIÉ AU BOUT DE DEUX MOIS
Avec le recul, Eric Plumer se dit qu’il aurait dû voir les signaux d’alerte. Son protégé ne tarde pas à se servir de sa proximité avec le pouvoir comme d’un passe-droit. On lui demande de contrôler les billets à l’entrée des meetings ? « En cinq minutes, il abandonnait son poste, et je le retrouvais collé aux personnalités. » Un jour que leur voiture est verbalisée, Alexandre fonce sur les policiers et leur passe un savon : « “Vous ne savez pas ce que vous faites : c’est la voiture qui transporte un candidat à l’élection présidentielle !” Il avait à peine 20 ans et déjà un sentiment de surpuissance », raconte Eric Plumer, qui était contre son embauche, deux ans plus tard, comme chauffeur d’Arnaud Montebourg. « Trop jeune, trop impulsif. » Le licenciement de son ex-protégé, au bout de deux mois, lui donne raison. Le chef de cabinet d’Arnaud Montebourg évoque un délit de fuite, l’introduction à Bercy d’une personne extérieure au ministère et la demande d’un permis de port d’arme sans l’autorisation explicite du ministre.
Sans s’en ouvrir à Eric Plumer, Alexandre Benalla s’est lié avec un deuxième protecteur, membre influent des réseaux policiers du Parti socialiste, à l’époque délégué syndical SGP-Force ouvrière du Service de la Protection des personnalités, le SDLP. Ahmed Z. n’a pas répondu à nos appels. Et plus personne, au PS, ne se souvient de l’avoir fréquenté. De Julien Dray (« Son nom ne me dit rien ») à Faouzi Lamdaoui (« J’ai dû le croiser, mais ce n’est pas un ami »). Il faut dire qu’Ahmed Z. a été révoqué en 2018, après une enquête de l’inspection générale de la police nationale (IGPN). La raison officielle de la révocation était une affaire d’« abus de faiblesse » dans laquelle il a été mis en examen. Mais plusieurs sources évoquent des faits plus graves de violation du secret professionnel au bénéfice d’une puissance étrangère. Malheureusement, ceux qui ont eu son dossier disciplinaire entre les mains ne l’ont pas retrouvé. « Il a dû tomber dans un trou noir, c’est la quatrième dimension », nous a confié un policier, estomaqué de sa disparition. « L’IGPN avait noté tous les types avec qui Ahmed Z. mangeait au restaurant : des Russes, des Marocains, des Israéliens », se rappelle-t-il.
C’est accompagné de ce Méphistophélès qu’Alexandre Benalla réalise son rêve de gosse : s’introduire au SDLP, où il avait décroché, avec un culot monstre, un stage d’observation en troisième. Devenu gendarme réserviste après quatre semaines
“IL AVAIT À PEINE 20 ANS ET DÉJÀ UN SENTIMENT DE SURPUISSANCE.” ÉRIC PLUMER, ANCIEN CHEF DE LA SÉCURITÉ DU PS
de formation intensive (il rencontre Vincent Crase à cette occasion), Benalla n’est pas policier, mais il « traîne », des heures durant, entre la place Beauvau et l’Elysée en compagnie d’Ahmed Z. et d’autres membres du SDLP. Et obtient de jouer les « plastrons », les figurants, dans certains stages d’entraînement. « Il jouait une personnalité à protéger. Son rôle préféré était celui du nabab oriental, fantasque et imprévisible. A chaque fois, il a mis les gars du SDLP en échec ! » s’amuse un ami.
Par l’entremise d’Ahmed Z., Alexandre Benalla pénètre un autre univers qui le fait fantasmer : la franc-maçonnerie. Dès l’âge de 20 ans, il se met à fréquenter assidûment les membres de la puissante loge Emir Abd El Kader, de la Grande loge nationale française (GLNF). Des chefs d’entreprise, des cadres, des avocats et des policiers, qui lui ouvrent leurs carnets d’adresses quand, après ses déboires à Bercy, Alexandre Benalla cherche des missions d’officier de sécurité. Il protège quelque temps le fils de
l’industriel indien Lakshmi Mittal, la compagne de l’homme d’affaires Vincent Miclet et réussit à devenir « chef de cabinet » du boxeur Jean-Marc Mormeck, nommé délégué interministériel pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer, en 2016. Poste non rémunéré, mais qui lui offre certains attributs du pouvoir, comme une carte de visite officielle et un passeport de service. L’année suivante, Alexandre Benalla est finalement initié à la GLNF, mais dans une autre loge, Les Chevaliers de l’Espérance. Il faut dire que la loge Emir Abd El Kader a été l’objet d’un « grand nettoyage », deux ans auparavant, pour mettre fin à certaines pratiques affairistes.
Recommandé par un ancien membre du GIGN à l’équipe d’En Marche ! à la fin de 2016, Alexandre Benalla se lie d’amitié avec celui qui s’occupe alors de tout, Ludovic Chaker, diplômé de langues orientales, et qui a, selon certaines sources, collaboré quelques années avec la DGSE. Il s’impose comme l’« aide de camp » du candidat. « Benalla a toujours bien su se vendre, je pensais même qu’il se survendait, se rappelle un membre de la campagne. Il racontait qu’il connaissait tout le monde au PS, qu’il était franc-maçon. Dès que quelqu’un avait un problème, il disait : “Attends, je connais tel homme politique, tel flic, tel préfet, je l’appelle et ça va se régler.” Il nous saoulait à la fin. Le mec était le plus jeune de la bande,
UN MEMBRE DE LA CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE “IL RACONTAIT QU’IL CONNAISSAIT TOUT LE MONDE AU PS, QU’IL ÉTAIT FRANCMAÇON.”
et on avait l’impression qu’il avait déjà tout vécu ! » L’entourage d’Emmanuel Macron le surnomme « l’Agence tous risques ». Capable de sortir le candidat de toutes les situations, il le fait grimper à un arbre pour franchir une haie, monter à une échelle pour sortir par un toit et trouve la combine pour que le couple en campagne aille au cinéma tranquille : il leur réserve une rangée entière, les fait entrer une fois les lumières éteintes et ressortir avant le générique de fin.
Quand, en mai 2017, Emmanuel Macron investit l’Elysée avec une équipe de neuf personnes, Benalla est de la partie. Il suit Ludovic Chaker, qui s’installe temporairement dans le bureau du chef de cabinet, dans l’aile ouest du Château, au même étage que les conseillers économiques et les responsables du protocole, en attendant la nomination du titulaire. Lui s’installe dans le bureau en face, celui du chef adjoint, et n’en partira pas. Il n’est pas fonctionnaire. N’apparaît pas dans l’organigramme officiel. « Chargé de mission », il s’emploie, au début, à des tâches secondaires : choix des cadeaux pour les chefs d’Etat étrangers, organisation de l’arbre de Noël, gestion de l’agenda, organisation des déplacements privés. Mais il obtient un passeport diplomatique et le port d’arme qu’il convoitait depuis longtemps. Et participe au recrutement de plusieurs agents chargés de la sécurité du Château.
IL RÊVE DE DEVENIR PRÉFET
Rapidement, Alexandre Benalla se consacre à la réorganisation du groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR), qui comprend des policiers du SDLP et de gendarmes du GIGN. Devant la mission d’information du Sénat, Alexis Kohler, Patrick Strzoda et le général Lionel Lavergne, chef du GSPR, ont tenté de minimiser son degré d’implication dans cette réforme, qui n’entrait pas dans ses missions officielles. Mais de nombreux témoignages montrent qu’il a participé à la plupart des réunions de travail. Lors d’un déjeuner avec des policiers d’un syndicat du SDLP dans un restaurant du 8e arrondissement, il se présente comme « l’homme de confiance » d’Emmanuel Macron dans ce dossier, « même si, officiellement, Patrick Strzoda, Lavergne et Bio-Farina [chef du commandement militaire de l’Elysée, NDLR] sont à la manoeuvre ». Il leur rapporte même la mise en garde qu’aurait adressée Emmanuel Macron aux policiers et aux gendarmes du GSPR : « Je vous offre la possibilité de vous construire une nouvelle maison ensemble. Si vous n’y arrivez pas, je vais tout raser. »
Alors qu’il commence à rêver d’être nommé préfet au tour extérieur et prépare un dossier de candidature pour la médaille de la jeunesse, des sports et de l’engagement associatif, Alexandre Benalla tombe de haut quand il est licencié de l’Elysée, le 1er août 2018. La déflagration de l’affaire vide son réseau. Ne restent, évidemment, que ceux dont il peut, encore, servir les intérêts. « Alexandre s’est mis en tête de mettre des tas de gens en contact les uns avec les autres et il a mis certains de ses proches dans la m… », confie l’un d’eux. Encore dans l’euphorie de son passage à l’Elysée, Alexandre Benalla ne quitte plus l’homme d’affaires Philippe Hababou Solomon, condamné plusieurs fois par la justice française et par la justice américaine, qui lui organise ses deux tournées au Tchad et au Congo-Brazzaville et veut devenir le Monsieur Afrique officieux d’Emmanuel Macron. Apprenant que son ami Ludovic Chaker participe à un dîner de collectionneurs d’art à l’Hôtel national des Arts et Métiers, à Paris, à l’automne 2018, Benalla débarque flanqué de son nouvel ami, qui obtient un rendez-vous avec Chaker le lendemain. Dans sa suite du Bristol, Solomon aurait proposé de fournir des « notes blanches » sur l’Afrique (l’Elysée jure qu’il n’en a jamais été question).
“UNE SPIRALE AUTODESTRUCTRICE”
« Maintenant, je joue les facilitateurs », explique Alexandre à ses proches. Drôle de métier, que lui a sans doute inspiré le parcours de son nouveau héros, Alexandre Djouhri, intermédiaire cité dans l’enquête sur le possible financement libyen de la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy et « aventurier dont [il] admire l’intelligence et le culot », comme il l’a confié au « Point ». Depuis début 2018, l’ancien garde du corps s’est aussi beaucoup rapproché d’une mystérieuse femme d’affaires installée à Genève, Pascale Perez, qui lui a ouvert son épais carnet d’adresses, et a hébergé sa compagne et son nouveau-né quand il était en garde à vue en juillet. Dans des écoutes réalisées dans le cadre de l’enquête sur le financement libyen, on entend cette femme discuter affaires avec Alexandre Djouhri. Très proche de Thierry Mariani, dont elle a été le témoin de mariage, Pascale Perez est liée au réseau d’évasion fiscale des « Dubaï Papers », révélé par « l’Obs », ainsi qu’à Sébastien de Montessus, l’ancien cadre d’Areva récemment mis en examen pour corruption. C’est avec son fils, Lucas Perez, que Benalla se serait rendu à trois reprises à Londres pour rencontrer Djouhri.
Mais ce n’est pas la seule relation trouble qu’entretient Alexandre Benalla. La justice se demande s’il n’a pas négocié pour le compte de Vincent Crase, du temps où il était encore à l’Elysée, un contrat de sécurité de près de 1 million d’euros avec l’inquiétant oligarque russe Iskander Makhmudov. L’ancien garde du corps fréquente aussi, comme l’a révélé « Libération », le Syrien Mohamad Izzat Khatab, aujourd’hui suspecté d’être mêlé à plusieurs escroqueries au détriment de personnalités sulfureuses du milieu corso-africain. Après sept mois d’une folle saga, les proches de Benalla espèrent que sa fuite en avant a pris fin avec son séjour à la prison de la Santé. « C’était la meilleure chose qui pouvait lui arriver, il était dans une spirale autodestructrice », souffle un ami, qui assure « craindre aujourd’hui pour la vie d’Alexandre