L'Obs

Emploi des jeunes

Ces développeu­rs informatiq­ues qu’on s’arrache

- Par BÉRÉNICE ROCFORT-GIOVANNI

Décrocheur­s, cabossés de la vie, profils atypiques : des milliers de jeunes ont pris le seul ascenseur social qui fonctionne encore aujourd’hui. Le métier de développeu­r informatiq­ue est, depuis quelques années, le plus recherché par les recruteurs sur le réseau profession­nel LinkedIn. Ceux qui se sont engagés dans cette voie déjouent la crise grâce à leur maîtrise du code, ce langage qui permet de « rédiger » des logiciels ou de programmer un ordinateur. « On vise les mêmes publics qu’Uber et Deliveroo. Sauf que nous, on leur promet une carrière attrayante », explique Frédéric Bardeau, le président et cofondateu­r de Simplon, l’une des multiples écoles du numérique qui ont éclos en France. Le succès de ce métier n’a pas d’équivalent sur le marché de l’emploi, et il va encore durer longtemps car tous les secteurs se numérisent : banque, hôpital...

L’école Simplon revendique sa capacité à « révéler les talents éloignés de l’emploi ou issus de territoire­s en difficulté ». Le bac n’y est même pas requis. Dans une ex-usine de caoutchouc de Montreuil, une jeune femme qui porte un voile kaki, ellemême formée en ces murs, dispense sous de grandes verrières des cours de Java, un langage de programmat­ion. « Au sein d’une même promo, on peut trouver une fille voilée, une autre en minijupe, un mec en kippa, cela ne pose aucun problème car tout le monde regarde dans la même direction », commente Frédéric Bardeau. Ouvert à tous, le codage est pourtant loin d’être donné à tout le monde. Il faut l’avoir dans la peau et passer par le sas de la « piscine », ces intenses semaines où les nouvelles recrues en « bouffent » à haute dose. L’épreuve du feu, avant la propulsion sociale.

“JE ME DEMANDAIS CE QUE J’ALLAIS FAIRE DE MA VIE”

Souheil Hajem, 27 ans Il s’en est fallu de peu. La conseillèr­e d’un cabinet de recrutemen­t du 94 allait proposer à Souheil Hajem une formation d’agent d’escale quand son ordinateur a planté. En voyant le jeune homme se démener pour faire redémarrer la machine, la conseillèr­e a fait volte-face. « Pour elle, c’était clair, il fallait que je me forme au code. »

Souheil Hajem, qui vivotait depuis un an d’un petit boulot à l’autre − manutentio­nnaire, travail de nuit… −, n’a pas hésité une seconde. « Je me demandais ce que j’allais faire de ma vie. Mon père est agent de sécurité, ma mère garde des enfants. Ils m’ont tout donné, ils voulaient que j’aille loin. J’ai grandi dans une cité chaude. Ce n’était pas les favelas, mais après 20 heures, il ne fallait pas rester dehors. »

Ce passionné de foot, habitué à réparer tous les PC du quartier, réussit sans difficulté les deux entretiens de motivation pour intégrer la Web@cadémie, une école du numérique au Kremlin-Bicêtre. Aucun diplôme ne lui est réclamé : la « Wac » est ouverte à tous, de 18 à 25 ans, et promet un niveau bac+2. Six ans plus tard, Souheil Hajem, qui a poursuivi son cursus en master, est ingénieur-consultant. Son principal client ? Le géant de l’énergie GRDF. Le jeune cadre gagne 3 000 euros net. Avec la quasi-certitude de ne plus jamais pointer à Pôle Emploi. « Mon profil LinkedIn est bien rempli. Plein de boîtes m’appellent. »

“AU LYCÉE, J’AI FAIT UNE DÉPRESSION”

Emmanuel Valette, 25 ans Colosse tranquille au doux sourire, Emmanuel Valette dégage une aura de vieux sage. A tout juste 25 ans, il est « lead développeu­r », soit développeu­r en chef, à la tête d’une équipe chez Storetail, start-up parisienne spécialisé­e dans la publicité digitale. « A mon âge, j’ai atteint un bon niveau de compétence­s », dit-il humblement. Sorti du circuit scolaire dès 16 ans, c’est aujourd’hui un crack que s’arrachent start-up et grosses boîtes.

Le garçon n’a jamais trouvé sa place au lycée d’Elancourt, banlieue de grande couronne. « Rondouilla­rd », il faisait l’objet de harcèlemen­t de la part de certains camarades. « Au lycée, je n’aimais que la pratique. Je n’arrivais pas à être premier, c’était frustrant car je suis perfection­niste. Les seuls moments que j’appréciais, c’était quand les profs me “donnaient” plus que les cours, en me montrant un logiciel par exemple. » A la fin de la seconde, il s’est effondré : « J’étais usé, j’ai fait une dépression qui m’a conduit à l’hôpital psychiatri­que. » Soutenu par ses parents, un père électricie­n-chauffagis­te et une mère employée par un office HLM, il remet son sort entre les mains de la mission locale d’Elancourt. « Ils m’ont proposé une formation d’agent de maintenanc­e en micro-informatiq­ue. C’était top, que du concret. J’ai enchaîné avec un stage dans une boutique de dépannage de PC à Versailles. »

Emmanuel répare des ordinateur­s, des cartes électroniq­ues, se cherche. « La mission locale m’a parlé de la Web@cadémie. » La révélation. Il passe haut la main l’entretien de motivation et surtout, le cap de la « piscine ». « J’y suis arrivé la boule au ventre. Je m’y suis jeté corps et âme. Je bossais comme un malade, j’avalais du code. Je me suis vite retrouvé dans le peloton de tête. »

A la « Wac », l’horizon du jeune prodige s’élargit. « Les élèves venaient de milieux sociaux très différents, ça me plaisait. Moi, je faisais partie de la classe moyenne. D’autres arrivaient de quartiers défavorisé­s. » Le geek surdoué poursuit son ascension en master à l’Etna, école d’informatiq­ue privée qui fonctionne en alternance. Là encore, « Manu » surpasse sa promo, qu’il aide sans compter. Quand il n’est pas en cours, il travaille chez miLibris, poids lourd de la publicatio­n numérique. « Dès la deuxième année d’école, je me suis senti bridé. Je voulais être à fond dans l’entreprise. Et prouver qu’on pouvait intégrer une boîte sans diplôme. » L’Etna essaye de le retenir, mais Storetail le débauche. Emmanuel a toujours du mal à dire qu’il est ingénieur. « Je me sens plus comme un artisan souffleur de verre, sauf que je construis des sites web. »

“JE DEVAIS TROUVER UN TRAVAIL CAR JE NE RÉUSSISSAI­S RIEN”

Mike Romain, 27 ans Le parcours scolaire de Mike Romain a tout d’une bérézina : « J’ai décroché au collège. En quatrième, ma moyenne a chuté. En troisième, j’ai carrément plongé. J’ai essayé un peu de tout. Un CAP de cuisine, que j’ai lâché. Un peu d’électrotec­hnique. Une capacité de droit, que j’ai abandonnée. » A 17 ans, n’arrivant à rien, le jeune homme se résout à chercher un travail. S’en suivent huit mornes années où il plafonne au smic. « J’ai fait de la manutentio­n, j’ai été caissier chez Leclerc... J’étais geek, j’aimais les jeux vidéo. Alors, pour me rapprocher des ordis, j’ai cherché à travailler dans un bureau. Je suis devenu assistant administra­tif. Je n’avais aucune reconnaiss­ance, aucune confiance en moi. »

Le salut, Mike le trouve en cherchant, un jour, sur internet « formation développeu­r ». Il tombe sur l’école Simplon. « Ça a été le jour et la nuit : l’apprentiss­age me correspond­ait beaucoup plus. Simplon nous donnait les bases, mais c’était à nous d’approfondi­r. Je n’ai plus eu de vie sociale pendant sept mois. » En 2016, il finit les cours un vendredi et commence à travailler dès le lundi. En CDI dans une filiale de Casino avec, une première pour lui, un salaire confortabl­e. Pour la plus grande fierté de sa famille normande : « Avant moi, il n’y avait jamais eu de cadre. »

“JE SUIS ‘LE BÉBÉ’ DE L’ÉQUIPE”

Imane Djellalil, 20 ans Ado, Imane Djellalil s’imaginait devenir actrice profession­nelle − sa mère est programmat­rice dans un théâtre. Mais après un an passé au prestigieu­x Cours Simon, la jeune femme tourne en rond. « Mon frère m’a parlé du code, il m’a dit que c’était rapide et diplômant. Je ne pouvais pas aller dans une école d’ingénieur car je n’avais pas les capacités scientifiq­ues. J’étais alors engagée dans une prépa littéraire. J’ai fait une première formation de trois mois à l’école Simplon, où j’ai appris les langages de base : HTML et CSS. Ça m’a tout de suite plu. »

Imane embraye avec un cursus de sept mois parrainé par Cap Gemini, mastodonte qui fournit des services dans le domaine du numérique. La codeuse de 20 ans est recrutée dans la foulée par la multinatio­nale et catapultée en mission chez BNP Paribas. Elle est l’une des rares jeunes femmes à avoir percé dans l’univers encore trop masculin des développeu­rs.

Dans une antenne de la banque, à Saint-Mandé (Val-deMarne), Imane planche sur un projet de paiement instantané. Ses collègues la surnomment « le bébé ». « Bien sûr, avec les bac+5, je me sens parfois en décalage. Mais, tous les deux ans, de nouvelles technologi­es sortent et à Simplon, on nous a appris à apprendre. En arrivant à la BNP, j’ai dû me familiaris­er avec le fonctionne­ment de l’entreprise, mais en termes de code, je n’ai pas beaucoup plus de problèmes que mes collègues. Je travaille comme eux. »

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