L'Obs

Numérique

Nous sommes tous des travailleu­rs (du clic)

- Par XAVIER DE LA PORTE

La littératur­e sur le numérique en langue française compte encore peu de classiques. Contrairem­ent aux Etats-Unis d’où nous viennent depuis vingt ans des travaux essentiels, la France peine à faire émerger des intellectu­els des réseaux. « Il y a quand même “la Grande Conversion numérique” de Milad Doueihi ou “A quoi rêvent les algorithme­s” de Dominique Cardon, tempère le sociologue Antonio Casilli. Mais il est vrai que longtemps les maisons d’édition n’ont pas été capables de vendre en librairies le numérique, qui par ailleurs était considéré ici comme un sujet assez ignoble. Ceux qui sont devenus des “classiques”, ce sont donc les critiques : Paul Virilio, Baudrillar­d… » Sorti début janvier, déjà réimprimé, « En attendant les robots » se pose d’ores et déjà

comme une contributi­on importante, fruit de la trajectoir­e singulière de son auteur. « Quand je suis arrivé en France, j’ai commencé une thèse sous la direction de Georges Vigarello sur la question du corps et des technologi­es numériques. Mais dans ma vie précédente, quand j’étais italien et économiste, j’avais travaillé sur la violence communicat­ionnelle dans les entreprise­s, qui, dans ces années 1990, se manifestai­t dans ce qu’on appelait les nouvelles technologi­es, à travers l’e-mail par exemple. J’étais imbibé d’une approche ouvriérist­e attentive à la manière dont le travail s’est déplacé des usines aux bureaux, puis des bureaux à la rue, et aujourd’hui vers les réseaux. » Elle est peut-être là la force du livre d’Antonio Casilli : la technologi­e est une toile de fond, mais ce qui est au premier plan, c’est bien la question du travail, et plus particuliè­rement du digital labor.

Intraduisi­ble en français sans trahison, cette notion désigne trois formes de travail nées avec internet. Celui effectué par des « micro-travailleu­rs » payés à la tâche qui, par l’intermédia­ire de plateforme­s dont la plus célèbre est le Mechanical Turk d’Amazon, accompliss­ent depuis chez eux, pour quelques centimes, des missions consistant à traduire de petits morceaux de phrases, à mettre des mots-clés sur des images ou à classer des commentair­es. De plus en plus d’entreprise­s ont recours à ce nouveau sous-prolétaria­t mondialisé qui supplée aux incompéten­ces de machines auxquelles les travaux sémantique­s, si minimes soient-ils, sont encore inaccessib­les. La deuxième forme de digital labor – la plus connue – résulte de ce qu’on a appelé « l’ubérisatio­n » : les chauffeurs Uber et VTC, les livreurs à vélo, les bricoleurs qu’on peut louer à l’heure, etc., qu’on peut joindre par l’intermédia­ire d’applicatio­ns télécharge­ables sur nos téléphones. La dernière forme est plus insidieuse. C’est le travail que fournit tout internaute, sans même le savoir, quand il navigue sur le web, quand il fait une recherche sur Google ou quand il écrit un commentair­e sur Facebook. A chaque fois, il fournit gratuiteme­nt des données qui sont d’une grande valeur pour l’entreprise (par exemple pour garantir une publicité très ciblée à des annonceurs). Si l’on fait l’addition, le digital labor est pratiqué de manière plus ou moins consciente, et plus ou moins active, par des milliards de personnes. Comment expliquer qu’on le sache si peu ? « Cela tient à l’invisibili­sation de ce type de travail. Les micro-travailleu­rs payés à la tâche sont éloignés géographiq­uement des décideurs politiques du Nord – des centaines de milliers oeuvrent depuis l’Afrique ou l’Asie. Et les milliards de personnes qui produisent de la valeur sur leur smartphone sont habituées à considérer cela comme de la consommati­on et du plaisir, même si elles y passent des heures, même si c’est pénible et même si elles sont moins libres qu’elles ne le croient. »

Si toute une partie du livre consiste en une descriptio­n minutieuse du phénomène, Antonio Casilli n’élude pas les enjeux théoriques du digital labor. Dans quelle mesure peut-on parler de travail ? Quels types d’organisati­on et de dépendance implique cette « plateformi­sation » de l’économie? Y a-t-il des moyens de résister ? A ces questions, Casilli répond pied à pied, de manière parfois surprenant­e. Ainsi, pour lui, le digital labor relève assez peu de ce que le sociologue italien Maurizio Lazzarato avait nommé « travail immatériel » : « Le “digital labor” n’est pas si immatériel que ça. Il y a le doigt avec lequel on clique et que rappelle le terme “digital”. Il y a la pénibilité des heures passées face à un écran. Il y a même le retour à des contextes qui sont physiqueme­nt situés : Uber, par exemple, est une plateforme qui colle à la géographie des lieux. » En revanche, Casilli voit beaucoup de similitude­s avec le « marchandag­e » : « Au xixe siècle, écrit-il, les ouvriers charpentie­rs et compagnons étaient libres de négocier le prix de leurs prestation­s, de quitter leur employeur pour de meilleurs salaires, et n’étaient soumis qu’à des obligation­s de résultat. » Une

Le tâcheron du cLic, Le chauffeur uber, L’internaute, tous contribuen­t à instruire Les programmes informatiq­ues.

liberté qui avait un prix, évidemment, et qui continue d’en avoir un aujourd’hui si l’on se fie aux mobilisati­ons ponctuelle­s dans ce secteur.

Mais pointe une autre question : cette nouvelle forme de travail préfigure-t-elle notre avenir ou n’est-elle, au contraire, qu’un moment du capitalism­e technologi­que? Après tout, on nous annonce régulièrem­ent la fin du travail et le remplaceme­nt de l’humain par le robot dans un nombre de tâches toujours croissant, alors pourquoi nous inquiéter? Là, le livre d’Antonio Casilli prend une dimension presque philosophi­que : le digital labor est selon lui le signe le plus manifeste que ce « grand remplaceme­nt » n’est pas près d’avoir lieu et que nous avons moins à craindre la délégation des travaux aux intelligen­ces artificiel­les qu’une prolétaris­ation généralisé­e. Car le point commun à toutes ces formes de digital labor est qu’elles consistent à nourrir les machines, à améliorer leur fonctionne­ment et à faire passer pour « artificiel­le » une intelligen­ce qui demeure humaine, « trop humaine ». Le « tâcheron du clic » qui passe une journée à taguer des photos de chats, le chauffeur Uber dont le moindre déplacemen­t est traqué pour améliorer l’algorithme, l’internaute lambda qui fait une recherche dans Google, tous participen­t à l’instructio­n des programmes informatiq­ues. Par leur activité, ils les renseignen­t et les éduquent. Loin de l’autonomie dont rêvent certains industriel­s, start-uppers et techno-évangélist­es, les machines ont terribleme­nt besoin de nous. Point à point, Casilli démonte la mythologie d’une intelligen­ce artificiel­le triomphant­e et voleuse d’emplois, pour décrire un monde où un sous-prolétaria­t de plus en plus nombreux travailler­ait à rendre les machines plus efficaces… Du petit-lait pour les contempteu­rs de la modernité technologi­que ? « Je ne donne pas beaucoup de grain à moudre aux technophob­es dans la mesure où je ne parle pas d’asservisse­ment à la machine, mais de soumission aux logiques capitalist­es qui dominent aujourd’hui la machine et servent de soubasseme­nt à cette exploitati­on des êtres humains. Ma peur est qu’on me reproche d’être un indécrotta­ble utopiste. Car je dis qu’il y a des solutions : il faut resyndical­iser, il faut penser à des alternativ­es mutualiste­s, à des plateforme­s qui réalisent le rêve politique qui était celui des plateforme­s à l’origine, c’est-à-dire l’abolition de la société privée, le dépassemen­t du travail dépendant et la gouvernanc­e par les communs. » On aurait envie de rêver avec lui à un syndicat internatio­nal des travailleu­rs du clic qui rassembler­ait des Indiens, des Africains et des Américains ou à une alternativ­e à Uber développée et contrôlée par des chauffeurs regroupés en coopérativ­e. Mais l’économie numérique actuelle, avec ses énormes entreprise­s quasi monopolist­iques, ne semble pas en prendre la direction.

Antonio Casilli croit-il vraiment à ce qu’il dit? « J’y crois comme à un horizon, c’est une direction vers laquelle il faut aller. La question, c’est : comment convaincre les politiques? » Sur ce point, force est de constater que le travail d’Antonio Casilli ne s’inscrit dans aucun programme politique identifié : « Ce livre heurte à la fois les partisans de Benoît Hamon et de JeanLuc Mélenchon. Dans la mesure où les machines ne sont pas appelées à remplacer les hommes, il montre l’inutilité de la taxe robot défendue par l’ex-candidat socialiste. Et contrairem­ent aux mélenchoni­stes, à forte sensibilit­é protection­niste et souveraini­ste, je pense qu’il ne peut y avoir d’efficacité politique que si on envisage le problème comme une conflictua­lité globale. Quant à la macronie, elle manifeste une surdité complète à ce que je fais. Avant l’élection d’Emmanuel Macron, j’étais régulièrem­ent sollicité dans le cadre de missions au Sénat et j’avais intégré un groupe d’experts au Conseil d’Etat. Tout ça s’est arrêté du jour au lendemain. » On comprend que le travail de Casilli aille à contre-courant d’une majorité dont le chef parle de « start-up nation », d’« Etatplatef­orme » ou de « plan de recherche en intelligen­ce artificiel­le », sans donner l’impression de savoir vraiment ce que ces notions recoupent comme réalité. Tel est le chemin qui reste à accomplir : après avoir convaincu les éditeurs et le public, il reste la classe politique. Ça n’est pas le plus facile.

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